l’Europe dans le monde

Viatcheslav Avioutskii pour Atlantico:Nous assistons à un phénomène qui est en train d’effacer progressivement l’influence européenne traditionnelle. Il faut bien se rappeler que l’Europe a été considérée comme l’enjeu central de la géopolitique mondiale depuis probablement la période des croisades. Et là, on assiste à un spectacle assez lamentable : l’Europe, en tant qu’acteur géopolitique, est en train de s’effacer. À mon sens, le problème principal, c’est le problème de gouvernance.

La conception même de l’Union européenne montre ses défauts flagrants lorsqu’on n’arrive pas à prendre rapidement des décisions géopolitiques, économiques, ou tout simplement des décisions. De plus en plus, au lieu d’agir de manière proactive, l’Union européenne agit de manière réactive et souvent avec beaucoup de retard. Prenons le dossier ukrainien. Depuis le début de l’année, il y a une coalition de volontaires qui négocie les détails du déploiement d’un contingent militaire si un accord de paix ou un cessez-le-feu est finalement signé entre l’Ukraine et la Russie. L’Union européenne en fait partie, mais ce n’est pas elle qui mène la danse : c’est très clairement la Maison-Blanche qui pilote le processus. Qu’on soit d’accord ou pas avec leurs intentions, il y a beaucoup de questions sur leur intentionnalité, mais c’est elle qui arrive à la fois à faire réagir l’Ukraine et à faire réagir la Russie. L’Europe se retrouve un peu devancée, voire enceinte du processus.

Et surtout, il suffit d’un seul pays pour bloquer tout le processus de manière durable : la Hongrie d’Orban constitue pratiquement un problème insoluble. Une organisation saine aurait déjà réagi en changeant le mode de fonctionnement, en passant de l’unanimité à la majorité qualifiée ou à une autre forme de majorité. Au lieu de cela, on organise des deals pour acheter soit la neutralité de la Hongrie sur certains dossiers importants, soit pour la compenser financièrement. Au lieu de s’engager dans un vrai processus décisionnel et de réformer l’Union européenne, on s’enfonce encore plus dans le marais. Le sentiment qui domine, c’est un sentiment de perte de puissance. L’Europe constitue un géant économique, le plus grand marché du monde, qui dépasse la capacité chinoise, indienne ou américaine, et en même temps on n’arrive pas à traduire cette puissance économique en puissance géopolitique. C’est une tragédie, à la fois un drame, qui est en train de se dérouler devant nos yeux.

Arthur Kenigsberg : En réalité, plus qu’une perte d’influence supposée de l’Union européenne en tant que telle, ce qui frappe, c’est surtout le déclin individuel des anciennes grandes puissances européennes. Il n’existe guère de moment historique où l’on puisse dire que l’Union européenne, en tant qu’institution, a été un acteur majeur et décisif sur la scène mondiale. Le concept même d’une puissance européenne unifiée est resté assez flou. Pendant longtemps, l’influence passait par l’addition des puissances nationales : la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni avant le Brexit, parfois l’Italie… On pensait que la somme de ces forces ferait une influence globale. Or nous réalisons aujourd’hui que non : il faut bel et bien construire une véritable puissance européenne.

Dire que ces deux événements récents révèlent la perte de puissance de l’Union européenne n’est donc pas exact. Il n’y a jamais eu, à proprement parler, de grande puissance européenne institutionnelle. Ce qui est à l’œuvre, c’est le déclin individuel et collectif des puissances européennes historiques sur la scène mondiale. Et il est intéressant de noter que cette question du « déclin européen » est surtout posée en France (et peut-être au Royaume-Uni). On ne l’entend quasiment pas en Pologne, dans les pays scandinaves ou en Roumanie. C’est parce que nous, Français et Britanniques, n’avons pas l’habitude de ne plus être des puissances de premier rang. Depuis plusieurs décennies, et ces deux épisodes récents l’illustrent cruellement, nous sommes en train de glisser hors des premières places mondiales. Nous ne parvenons plus à convaincre ni à entraîner le reste du monde dans notre sens.

La montée en puissance des BRICS lors de la COP 30 peut-elle être mise en parallèle avec le fait que les États-Unis semblent prêts à négocier un accord avec la Russie sans l’Europe ? Y voyez-vous un recentrage géopolitique, et peut-être même une coordination ?

Viatcheslav Avioutskii : Il y a un sommet BRICS tous les ans avec la participation de chefs d’État. Le seul résultat concret et durable de ce processus géostratégique jusqu’à présent, c’est la création d’une banque de développement pour gagner en autonomie. Et pourtant, cette formule montre toute sa force : il est difficile d’imaginer la Chine et l’Inde, qui ont des intérêts nationaux complètement opposés, parfois contradictoires, et qui ont connu des conflits armés assez récents, s’accorder sur quoi que ce soit. Malgré cela, ils arrivent à émerger comme un acteur qui pèse sur certains dossiers. Moi je regarde les BRICS, ce n’est pas du tout ma tasse de thé, je les vois plutôt comme un rival assez dangereux de l’Europe.

Arthur Kenigsberg : Bien sûr, il y a des divisions internes, et elles sont criantes. Mais il n’a pas fallu attendre la COP30 pour le constater. Regardez le Green Deal européen : il est en train d’être largement détricoté par la Commission et le Parlement eux-mêmes. Cela signifie simplement qu’il n’existe pas de consensus européen sur la transition écologique et énergétique. Tant qu’il n’y aura pas de consensus entre les Vingt-Sept sur ces sujets, il n’y aura pas de diplomatie climatique unique et forte de l’Union en tant qu’institution.

On voit aujourd’hui l’Europe grossièrement divisée en deux camps : d’un côté ceux qui veulent accélérer la transition, de l’autre ceux qui estiment qu’elle mine notre compétitivité industrielle. Et les pays que vous citiez (Pologne, Hongrie, etc.) appartiennent clairement au second camp. La COP30 n’a fait que mettre en lumière des fractures que nous voyons au quotidien dans l’actualité européenne.

Sur la question de la COP 30, dans le détail, qu’est-ce qui s’est passé ?

Viatcheslav Avioutskii : Il y a eu un affrontement entre l’alliance menée par les Européens avec 80 pays et l’opposition menée par l’Arabie saoudite et ses alliés producteurs de pétrole, avec la Russie et l’Inde notamment. L’UE a menacé de veto sur le texte final et a obtenu quelques concessions grâce à la présidence brésilienne.

Mais ensuite, mardi dernier, elle a été absente d’un appel de 82 pays organisé par la Colombie pour élaborer une feuille de route de sortie des combustibles fossiles. Avec les divisions internes – absence de l’Italie, de la Pologne, parfois de la Grèce, de la Hongrie, de la Slovaquie –, il y a une forme de désorganisation et de division européenne qui l’affaiblit durablement dans le monde.

Comment peut-on sortir de ça ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour que l’Union européenne soit plus unie quand elle négocie ?

Viatcheslav Avioutskii : Est-ce qu’il y a une vraie identité européenne ? C’est un problème très grave et très important. Quand on écoute les experts d’Europe de l’Est s’exprimer dans leur langue maternelle, en Pologne, en Bulgarie, en République tchèque, on ressent un grand pessimisme : beaucoup considèrent l’Europe comme une création plutôt artificielle et disent qu’ils n’arrivent pas à dégager une vraie identité commune. Les valeurs qui devraient servir de base à tous ne sont pas pleinement partagées.

Est-ce que l’Europe peut avoir sa propre identité, ou reste-t-elle une simple combinaison d’entités nationales qui peinent à dégager des intérêts communs ? C’est la grande question existentielle. À mon avis, la seule solution passe par des réformes assez profondes au sein de l’Union européenne pour éviter ces blocages multiples de la part de pays qui, individuellement, ne pèsent pas lourd mais peuvent basculer très vite vers le populisme – la Hongrie aujourd’hui, la Slovaquie, presque la Roumanie récemment. Ces pays ont bénéficié pendant des décennies de transferts financiers énormes. Les pays plus riches ont financé la restructuration des pays plus pauvres. En Pologne, pratiquement toutes les grandes infrastructures ont été financées, décisivement, par l’Union européenne. Et pourtant, ça ne les empêche pas de prendre l’argent tout en refusant parfois de partager les valeurs fondatrices.

La grande question que je pose : pourquoi restent-ils dans l’Union s’ils ne partagent pas les valeurs d’origine ? Cela dit, il y a des éléments très positifs. Le processus de rapprochement franco-allemand reste exemplaire : il a nécessité des efforts colossaux, la mobilisation de plusieurs générations – je pense toujours à de Gaulle et Adenauer. Et puis, il faut créer un espace médiatique commun. L’initiative franco-allemande Arte est excellente ; récemment, Emmanuel Macron a annoncé une version roumaine, une version moldave. Pourquoi ne pas faire 27 versions nationales interconnectées d’Arte, avec des journaux télévisés destinés à plusieurs nations à la fois, pour commencer à éduquer les nouvelles générations dans le sens de valeurs communes ?

Arthur Kenigsberg : C’est tout l’enjeu, et il est considérable. Sur le climat, on peut à la limite accepter de ne plus être les puissances entraîneuses d’antan : le Sud global monte, un narratif anti-occidental et anticolonial gagne du terrain, et nous en payons le prix. Sur l’Ukraine, en revanche, les Européens ont un rôle central à jouer. C’est chez nous, cela touche directement notre sécurité et l’architecture de sécurité du continent. Il est inacceptable que des tractations bilatérales entre une partie de l’administration américaine et la Russie prétendent régler le conflit sans nous. D’autant que l’administration Trump est elle-même profondément divisée. On ne parle pas du même dossier selon que les Russes discutent avec Keith Witkoff ou avec Marco Rubio.

Le plan en 28 points qui a effrayé Ukrainiens et Européens provenait clairement du courant Witkoff/Vance. Le contre-plan européen-ukrainien préparé à Genève, lui, a été élaboré avec Marco Rubio. Trump va devoir arbitrer entre ces deux lignes. Il existe toujours, au Congrès et dans une partie de l’administration (Rubio, bientôt peut-être d’autres), une sensibilité réelle aux intérêts et aux revendications européennes. Mais une autre branche considère que les intérêts européens ne pèsent pas lourd et que la communauté euro-atlantique n’existe plus vraiment.

Ces difficultés qu’a eues l’Europe à parler d’une seule voix sur le climat à la COP 30 doivent-elles nous inquiéter quant à notre capacité à influencer le règlement du conflit ukrainien, alors que les Américains veulent avancer très vite, un peu sous pression russe, et que cette guerre se déroule sur notre continent ?

Viatcheslav Avioutskii : Dans chaque crise, il y a un moment salutaire où les Européens se réveillent lorsqu’ils sont dos au mur. Je pense à la réunion d’Anchorage, où les leaders européens, y compris le président français, se sont immédiatement mobilisés pour montrer un front commun face aux États-Unis. Face à Trump, quand il se retrouve face à une dizaine de leaders européens accompagnés de la présidente de la Commission et du secrétaire général de l’OTAN, il est obligé de composer : il a en face de lui une coalition qui pèse. Je crois que c’est précisément le format de la « coalition de volontaires » qui peut sortir l’Europe de cette léthargie géopolitique : un noyau restreint – France, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne, pourquoi pas – qui avance, formule des politiques et entraîne les autres. On a longtemps critiqué le moteur franco-allemand, mais pendant des décennies c’est lui qui a fait avancer l’Europe : l’Allemagne sur l’économique, la France sur le politique. Il n’y a aucune raison qu’on ne puisse pas recréer aujourd’hui un groupe réduit de pays qui pèsent et qui décident.

Aujourd’hui, l’attitude européenne reste réactive et largement insuffisante face au tête-à-tête russo-américain. Or il n’existe pas de vide géopolitique : dès qu’il y a du vide, il se remplit. Si ce n’est pas par notre puissance, ce sera par la puissance des autres. Si nous n’avons pas d’armée, c’est l’armée de nos voisins qui viendra sur notre sol. Si nous n’avons pas de volonté géopolitique, nous serons condamnés à suivre celle des autres. Trop de dirigeants européens considèrent la marginalisation actuelle – guerre en Ukraine, retour de Trump, montée des BRICS – comme un cauchemar dont on va se réveiller un jour et où tout redeviendra comme avant. Ce n’est pas le cas. Les choses vont continuer à s’aggraver tant que l’Europe ne prendra pas sa place. Sinon, elle risque purement et simplement de disparaître de la carte géopolitique.À lire aussi Une nouvelle étude montre que les taxes sur les émissions de carbone permettent de les réduire… mais pas sans affecter l’économie Alexandre Baumann et Olivier Blond 

Arthur Kenigsberg : Exactement. Pour l’instant, aucun responsable politique européen n’incarne un leadership incontesté sur ce dossier. On ne sait pas si c’est Kaja Kallas, Emmanuel Macron, Friedrich Merz ou éventuellement Donald Tusk qui peut ou doit porter la voix de l’Europe. Les Russes et certains Américains jouent précisément de cette absence de leadership et de cette fragmentation.

Tant que l’Europe avancera sans pilote clairement identifié et sans unité réelle, elle restera à la merci des initiatives extérieures, même sur des sujets qui la concernent au premier chef.

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