DESCOLA: La France et les tribus amerindiennes

IT exclusive de Guyaweb (abonnez vous)

L’anthropologue Philippe Descola, disciple de Claude Lévi-Strauss et titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France de 2000 à 2019, a accepté de répondre àGuyaweb sur le « grand silence » qui entoure les peuples autochtones de France et les nouvelles pistes qu’ouvre la justice environnementale.

Dans ses travaux, l’auteur de Par-delà nature et culture montre que le rapport « naturaliste » au monde s’est construit à partir du XVIIème siècle sur l’idée selon laquelle les humains vivent de manière séparée des non-humains. Cette vision occidentale, sur laquelle s’appuient le capitalisme et l’exploitation effrénée de la Terre, n’est pas partagée par nombre de sociétés à travers le monde qui entretiennent d’autres rapports avec les non-humains. Notamment les Achuar d’Amazonie équatorienne auprès desquels Philippe Descola a mené ses recherches de terrain dans les années 1970.

Philippe Descola par Claude Truong-Ngoc, octobre 2014. CC BY-SA 3.0

En 1999, il saluait la parution du livre Indiens de Guyane, Wayana et Wayampi de la forêt, réunissant des textes de Pierre et Françoise Grenand et des photographies de Hurault, sur « les Indiens de Guyane, méconnus parmi les méconnus ». Il évoquait la méconnaissance qui entourait ces peuples, comparée à « l’intérêt ethnographique déjà ancien dont, au Suriname et au Guyana, témoignaient les Hollandais et les Anglais à l’égard de ces populations ».

Parleriez-vous toujours aujourd’hui de la méconnaissance de la France et des Français pour les peuples autochtones de Guyane ?

Cela va de soi. Et je pense que l’on peut dire cela pas seulement pour la Guyane, on peut le dire pour la Nouvelle-Calédonie, pour Tahiti… on peut le dire pour l’ensemble des confettis d’empire qui subsistent, c’est évident.

Comment expliqueriez-vous cette méconnaissance à l’égard des peuples amérindiens d’un territoire sous administration française comme la Guyane ?

Je pense que l’enseignement – qui est l’endroit où l’on devrait en parler – rechigne à parler et du colonialisme et de la décolonisation. Or c’est bien de cela dont il s’agit.

Demander à quelqu’un qui sort du lycée, qui en principe a suivi des cours d’Histoire et de Géographie pendant sept ans, ce qu’il sait de la Nouvelle-Calédonie ou de la Guyane… Rien, rien. Donc il y a une extraordinaire carence de l’enseignement. Ce ne sont pas les profs qui en sont responsables, c’est que simplement dans les programmes on évite soigneusement de parler de choses qui fâchent.

Or si l’on est un citoyen français, la moindre des choses c’est que l’on sache un peu ce qu’il se passe dans des parties du monde où des concitoyens ont aussi la nationalité française.

Je n’ai pas non plus l’impression que le traitement à la télévision soit important. Il y a une chaîne spécialisée dans l’outre-mer. On a casé l’outre-mer là donc ça va, on en parle, mais pour le reste, c’est le grand silence.

Donc oui, c’est extraordinaire à quel point on ignore ces confettis d’empire.

Et d’où peuvent venir ces carences ?

Il y a probablement un mélange de nombrilisme métropolitain et d’inconfort avec le colonialisme encore une fois.

Est-ce que vous avez l’impression qu’avec la médiatisation du combat contre le projet minier de la Montagne d’or, il y a eu une sortie de l’ombre des peuples autochtones de Guyane ?

Je pense que cette affaire de la Montagne d’or n’a concerné qu’un très faible nombre de métropolitains.

Que devrait être selon vous la position de l’État français vis-à-vis des Amérindiens de Guyane ?

C’est une situation que je connais mal, mais il y a eu un progrès quand même au fil des années en ce sens que l’on s’est rendu compte que les Amérindiens n’étaient pas des citoyens tout à fait comme les autres. Ils avaient un mode de vie différent, des langues différentes, un rapport au territoire différent.

A l’intérieur du système jacobin et centralisateur français, on a essayé d’accommoder cette différence, sans nécessairement y parvenir totalement, mais au moins il y a eu cet effort.

Je me souviens il y a quelques années d’un projet de raid motonautique, style Paris-Dakar en Guyane. Lévi-Strauss avait fini par écrire une lettre pour dire l’horreur que cela représentait dans des territoires amérindiens et le projet avait été abandonné.

Dans certains pays , des fleuves, des montagnes ont obtenu la personnalité juridique. En 2018, le projet de la Montagne d’or avait été symboliquement condamné par un tribunal international des droits de la nature lors de la COP23. Ce genre de pistes vous semblent-elles pertinentes ?

Tout à fait, parce que cela renverse la responsabilité de l’appropriation, si je puis dire. L’idée de l’appropriation, qui dans la philosophie juridique et politique européenne et dans l’histoire des pratiques depuis le XVIIème siècle est fondée sur l’appropriation individuelle et collective de plus en plus d’éléments des communs, se voit renversée lorsque l’on dit que c’est un milieu de vie qui a des droits et que les occupants de ces milieux de vie quel que soit leur statut ontologique sont dépendants de ces droits.

Cela change tout parce que ce n’est pas simplement une surface, un territoire protégé pour le protéger comme on met sous cloche un morceau de nature ; c’est un milieu de vie qui peut être occupé par des humains mais les humains n’en sont que les garants au fond. Et cela, je pense que c’est très important.

La grande difficulté, c’est d’une part définir le territoire – c’est pour cela que ce sont souvent des rivières, des bassins-versants c’est plus facile à définir – et la légitimité des occupants. De quels droits disposent les humains pour représenter le reste des occupants ? Ce sont des questions qui sont très difficiles mais qui sont très débattues. Il y a un Parlement de la Loire qui s’est mis en place il y a plusieurs années déjà qui discute précisément de la possibilité de faire de la Loire une personne morale. Cela me paraît une bonne voie, et aussi en Guyane.

Vous évitez l’expression de droits de la nature…

Le problème, c’est que la nature est une abstraction. Donc donner des droits à une abstraction ne garantit pas grand chose. L’Équateur l’a fait dans sa Constitution mais cela n’a aucune incidence. Au fond si l’intérêt supérieur de l’État prédomine sur celui de la « nature » entre guillemets, ou de la Pachamama ou de tout ce que l’on veut, rien n’a changé. Et d’ailleurs, en Équateur c’est le cas puisque l’ancien gouvernement et l’actuel dans le prolongement de l’ancien ont donné en concessions la plus grande partie de l’Amazonie à des compagnies de prospecteurs, notamment des compagnies aurifères chinoises, donc la nature compte pour très peu de choses dans cette affaire. Donc il vaut mieux délimiter les droits à un espace. Je préfère le terme de milieu de vie à celui d’écosystème qui est plus scientifique ou à celui d’environnement qui est lié à l’idée de nature : l’environnement c’est la nature autour de soi.

Un milieu de vie, c’est un milieu qui est partagé par des humains et des non-humains, dans lequel humains et non-humains doivent pouvoir trouver leur compte.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *