Une longue réflexion menée par la FRB et reprise par F Denhez dans son blog l’info lettre sur mediapart

Frédéric Denhez [Dãe !]                                       31 mars 2022l
105e infolettre, spéciale « C’est comment qu’on change ? »
En septembre 2021, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité a osé : organiser un colloque d’une journée sur les « changements transformateurs. » L’expression semble tautologique tant le changement a l’air d’être en soi une transformation. Du point de vue de la physique ou de la chimie, sans doute, car un changement d’état est une transformation de la matière et de l’énergie. Dans la nature, un changement peut également engager une transformation. Un peu moins de lumière, et voilà les feuilles qui tombent. Et chez nous ? Tout candidat à une élection se doit d’annoncer de grandes transformations, forcément nécessaires, parce qu’il faut changer, par le biais de grandes réformes écrites par de grandes lois. Le dernier rapport de RTE sur l’avenir énergétique de la France nous montre que la grande transformation de notre système énergétique ne se fera pas sans un changement fin du rapport entre nucléaire et énergies renouvelables et un changement plus ample de notre consommation d’énergie. Un changement ne serait donc transformateur qu’à certaines conditions à ajuster entre elles. Sur quels leviers appuyer pour espérer voir une vrai transformation ? 
En bonus (tout en bas) mon film sur les sols diffusé sur France 3, le webinaire de janvier de C dans l’sol, et ma tribune parue dans Marianne.

Osons les changementstransformateurs ! 


Une réponse qui commence par un avertissement de la directrice de la FRB, Hélène Soubelet : la complexité des enjeux et les lacunes dans nos connaissances ne doivent pas être un argument pour attendre prudemment d’en savoir plus. Pourtant, la France est un pays où l’on aime débattre pour débattre, un pays cartésien qui attend d’être presque sûr pour agir. Chez nous, la question du sexe des anges est sans cesse posée. L’acte manqué est une tactique. Secrétaire d’État à la biodiversité, Bérangère Abba veut quand même « saisir la sphère politique pour engager ces changements transformateurs, » dit-elle en inauguration de la Journée. Pour cela, il y a besoin de concertations entre les usagers de la nature, de cohérences entre les différentes politiques publiques, de connaître les résistances de chacun et de s’appuyer sur des indicateurs transversaux pour suivre les bonnes feuilles de route. Cela fait beaucoup de conditions. « Le moindre geste du quotidien peut avoir un écho à l’échelle du monde », affirme la ministre, notamment à propos de la déforestation : « les accords commerciaux peuvent permettre d’obtenir des avancées qui vont au-delà de la filière bois, sur la dégradation des terres par exemple. » Certes.


Nous sommes nous-mêmes les héritiers d’un changement transformateur
Effet de seuil et effet domino, un jour les choses basculent sans toujours prévenir. Une avancée quelque part peut engendrer une transformation en profondeur. Mais comment la prévoir ? Mieux, comment l’initier ? Le changement est-il modélisable ? Sans doute pas, à en croire le nouveau président de la FRB, Denis Couvet, pour qui, de par la complexité de nos relations avec la biodiversité, il n’est pas trivial de proposer des mesures leviers, ce qui supposerait de leur part une bonne anticipation de leurs effets. « En fait, il faut agir à la fois sur les facteurs directs et indirects du déclin de la biodiversité, » sur l’usage des sols autant que sur le crédit immobilier par exemple, « de façon à atteindre une réorganisation fondamentale, systémique, des facteurs économiques, sociaux, technologiques, y compris les paradigmes, les objectifs et les valeurs, » selon la définition par l’Ipbes d’un changement transformateur. Mais il peut y avoir un côté démiurge à prétendre impulser un tel mouvement d’ensemble.Or, les sociétés occidehttps://www.fondationbiodiversite.fr/wp-content/uploads/2021/09/JFRB2021-Regard-Frederic-Denhez.pdfntales l’ont déjà fait, mais on ne s’en souvient pas. C’était dans les années 1960, « avec la notion de steady growth, la croissance soutenue, » rappelle Denis Couvet. Un succès, le seul, qui a abouti aux problèmes d’aujourd’hui. Car c’est bien cette croissance soutenue, cette courbe en crosse de hockey de l’augmentation du PIB mondial qui est à l’origine de son calque, la courbe mesurant le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, et de son inverse, celle figurant la chute de la biodiversité. L’humanité a donc été capable un jour de se transformer entièrement, « parce que les connaissances, les valeurs, l’organisation sociale et la technologie allaient dans le même sens, ont coévolué avec l’utilisation des énergies fossiles. » La science pourrait proposer un changement vers une autre croissance, mais en se réformant quelque peu, estime Denis Couvet. « Elle doit être moins cloisonnée, moins disciplinaire, intégrer les savoirs locaux et vernaculaires, combiner avec les sciences participatives » et bien identifier les enjeux de pouvoirs : les changements transformateurs, qui en parle, qui les conçoit, et dans quel but ? Quelque part en Asie, on propose aussi des réponses. Théorisées au Japon, avec les mutations des paysages ruraux (dits de Satoyama), ou encore avec le gouvernement chinois, qui a inscrit le concept de « civilisation écologique » dans sa constitution. Mais il est peut-être plus facile pour une dictature d’imposer des changements transformateurs que dans une démocratie où le temps de la décision s’écoule plus lentement.

Experte en paléoclimats bien connue, directrice de recherches au CEA, Valérie Masson-Delmotte illustre à quel point le changement transformateur au lendemain de la Seconde Guerre mondiale rappelé par Denis Couvet a été une réussite : « l’influence humaine est aujourd’hui le facteur principal de nombreux changements : écosystèmes, déplacements d’espèces, etc. » Tout est modifié de par l’être humain, à cause de la croissance soutenue. Tout doit être modifié afin qu’elle devienne enfin réellement soutenable… à la fois pour le climat, la biodiversité, l’eau et l’alimentation. Tous les enjeux sont croisés. « Il faudrait des changements transformateurs sur nos consommations, qui peuvent permettre de diminuer fortement les émissions mondiales entre aujourd’hui et 2030. Il faut bien se le dire : s’il n’y a pas de trajectoires transformatives fortes, le réchauffement sera supérieur à 2 °C à partir de 2050. » D’autant que le système industriel est très inertique, plus que le climat lui-même : on ne change pas de modèle de production en claquant des doigts. Les usines durent un demi-siècle, les voitures quinze ans, un système de chauffage dans une maison, une génération. L’inertie, le frein, est là, bien plus que le temps de la nature. Comment, dès lors, savoir sur quels leviers appuyer, et avec quelle pression, pour évaluer les transformations induites alors que les temps de réponse sont différents ? « Déjà, en définissant des valeurs seuils pour chaque facteur impacté par le climat, à l’échelle régionale. Chaleur, froid, pluie, sécheresse, neige, glace, vent, littoral, etc. Cela permet une analyse de risques à une échelle locale, » préalable à l’anticipation des changements à venir. Pour aider, l’Office français de la biodiversité (OFB) met en ligne toutes ses données (sur le site naturefrance.fr) : « notre rôle est aussi de fédérer la donnée », rappelle son président, Pierre Dubreuil, « il est de faire en sorte que les décideurs et le grand public puissent mesurer, comprendre, et décider. » Les indicateurs, les outils, les synthèses et les rapports sont nombreux, les mondes économique et financier ont commencé à s’en emparer, il était temps.


Si déjà l’État comptait mieux…
La croissance durable a été le plus grand changement transformateur du siècle dernier. Preuve qu’il est possible de repenser de façon radicale les trajectoires économiques. Comment recommencer ? Professeur à l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech) et chercheur en économie écologique au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired) à Nogent-sur-Marne, Harold Levrel a sa réponse. Elle est plurielle : « Ce n’est pas très original, il faut jouer sur la fiscalité, les nouvelles normes, les labels et quelques dispositifs volontaires. » Ce qui est plus inédit c’est « la transparence. Il faudrait que l’État fasse apparaître la biodiversité dans son budget, ce qui est déjà d’une certaine façon obligatoire pour les entreprises du CAC40 de plus de 500 salariés qui doivent faire du reporting sur les questions d’environnement. » Privé et public sont d’autant plus poussés à le faire que la Justice n’est plus aveugle : la notion de « préjudice écologique » est devenue robuste, et peut avoir un effet désastreux sur l’opinion.« Il y a une multitude de choses qui avancent. Dans la loi Biodiversité de 2016 par exemple, on trouve les obligations réelles environnementales qui sont un moyen d’imposer sur le temps long, puisqu’elles ne sont pas éteintes par la vente du bien, des mesures favorables à la biodiversité à la propriété privée, et puis les baux ruraux environnementaux. Mais souvent, Bercy ne suit pas… » En clair, il y a des évolutions juridiques plutôt positives, mais qui ne sont pas suivies d’effets ne serait-ce qu’en raison d’une police de l’environnement réduite à la portion congrue. « 15 % seulement des délits sont jugés. Il n’y a pas de juridiction spécialisée en matière d’environnement, d’ailleurs. » Il manque des sous et des effectifs dans la police de l’environnement, au point que la fédération nationale de la chasse a proposé en novembre de la compléter par ses propres effectifs. Il semblerait par-dessus le marché que des préfets manquent de volonté. « Heureusement, les citoyens se mobilisent, ils font de plus en plus de contentieux, ce qui a un double effet : sanctionner ceux qui détruisent, certes, mais aussi donner de l’air aux plus vertueux. Et puis, cela devrait réveiller les politiques. » Harold Levrel aimerait aussi que les deux traditionnelles visions alternatives de la décision se rencontrent : le top-down qui fixe les règles fiscales et réglementaires, le bottom-up qui invente des approches innovantes.Une image, chiffrée : « Si l’on compte bien, on peut estimer que la dette écologique contractée par l’artificialisation des sols se situe entre 22 et 92 milliards d’euros, alors que le chiffre d’affaires global du secteur du bâtiment est de 128 milliards d’euros. » Cette dette est établie notamment à partir du coût de la renaturation, qui se situerait entre 95 et 350 euros le m2 tandis que celui de la dépollution des sols est estimé à près d’1,9 milliards dépensés. « Finalement, la valeur ajoutée créée par le secteur du BTP tombe à 20 milliards… » ce qui donne à réfléchir. Pour nous y aider, Harold Levrel propose qu’après la religion et l’économie, l’écologie soit la nouvelle transcendance qui nous aide à faire face à la peur de l’effondrement.

© FD

… alors que la finance dit qu’elle sait le faire

Mais pas en donnant un prix à la nature, car la monétarisation, la financiarisation de la biodiversité est devenue un vieux débat. Tout le monde s’y est essayé, personne n’y est parvenu, ça ne marche pas. Chez Mirova, une société de gestion filiale de Natixis, ce n’est plus le débat. « On ne met pas de prix à la nature, on essaie de traduire la biodiversité en risques et en opportunités, » présente Gautier Quéru, qui pilote les activités capital naturel de la société. « On travaille avec des experts des risques qui nous permettent de nous assurer de l’intégrité de nos investissements. » Pour M. Quéru, aujourd’hui et dans la mesure où le lien est clairement établi entre le climat et l’économie, une entreprise qui présente des risques pour le premier perd déjà ou perdra bientôt de la valeur. « On voit que les choses changent avec la finance verte, la mesure de l’impact environnement des investissements : il n’y a plus une seule conférence technique qui ne parle pas de ce sujet. »Ces mécanismes financiers ne peuvent, cela dit, pas tout. Gautier Quéru demande un cadre législatif, européen et national, il aimerait aussi un système de labellisation des produits d’investissements financiers. Que les pouvoirs publics, les acteurs publics et l’opinion publique rédigent ensemble des listes d’exclusion. Mirova, comme d’autres acteurs du marché, n’investit pas sur le tabac, l’armement ou les combustibles fossiles, il se basera bientôt sur la taxonomie européenne en matière d’énergies décarbonées. « Le souci est de savoir si c’est cohérent, si cela ne changera pas demain. » C’est juste : la taxonomie récemment votée illustre le dilemme des naturalistes, qui sont portés sur les énergies renouvelables, lesquelles sont reconnues par ladite taxonomie, alors que ce sont les centrales nucléaires qui occupent le moins d’espace, et donc, affectent le moins la biodiversité, mais ont été rejetées par la taxonomie. « On suit donc la taxonomie européenne issue de pressions géopolitiques pour ne pas investir, ou bien alors on tient compte de l’impact réel sur la nature ? On fait des paris, on prend des risques. »Mirova s’appuie sur les labels du Forest Stewardship Council, Rain Forest Alliance, ou encore agriculture biologique. Gautier Quéru défend aussi les paiements pour services écosystémiques et le crédit carbone. « Mieux vaut faire confiance au monde de la finance qu’à l’État, ça bouge plus vite, d’autant que l’approche par les risques est abordée de manière de plus en plus sérieuse. »

Les entreprises se verdissent par la tête ou les pieds

Les entreprises s’engageraient pour la nature. Enfin, certaines, souvent les plus grosses. En juillet 2018, une centaine avait signé un engagement en présence de l’alors ministre de l’écologie Nicolas Hulot et des plus grandes associations de protection de la nature françaises. Act for Nature matérialisait la volonté de ces sociétés d’aller plus loin que la stratégie nationale de la biodiversité de l’État, qui était alors en panne. En 2021, Act for Nature a été scindé en deux : les entreprises internationales signataires ont été regroupées dans Act for Nature International tandis que les autres sont devenues Entreprises engagées pour la Nature, dont s’occupe l’OFB. Il y en a 57. Pour Audrey Coreau, directrice Acteurs et citoyens de l’Office, il y a deux types de changement au sein des entreprises : « Il y a le changement par le possible – l’amélioration des pratiques, la diminution des impacts négatifs, l’augmentation des effets positifs ; et le changement par la rupture : nouveaux modèles d’affaires et de secteurs d’activité, innovations, etc. Dans les deux cas, on doit mobiliser des leviers tout au long de la chaîne de valeurs, en amont et en aval. » Achats et matières premières, procédés de production, gestion du foncier et des sites, fin de vie des produits : il ne s’agit plus de planter trois arbres sur le parking. « Reste le changement d’échelle : en arriver à ce que la biodiversité devienne incontournable pour les entreprises. » Atteindre la masse critique par la politique des petits pas, espère Audrey Coreau. Si tant est qu’elle soit portée par des visionnaires : une entreprise suit son ou sa cheffe. À l’inverse, désincarnée, la biodiversité n’a aucune chance de modifier les modèles d’affaires.

Responsable du pôle Biodiversité & santé-environnement communication de l’association EpE, qui a commencé Act for Nature et organisé la signature des engagements des entreprises en 2018, Sylvie Gillet fait ce constat chaque jour. Qui n’est pas contradictoire avec cette remarque lucide : « La critique du capitalisme est sans cesse absorbée par le capitalisme lui-même. » Notre système économique est une machine formidable qui phagocyte tout ce qui le menace. Raison pour laquelle il faut être malin avec lui. Le ver des petits pas peut finir par grossir jusqu’à manger une partie du fruit. Convaincu, un chef est convaincant. Contaminé, l’écosystème des salariés finit un jour par s’imposer à ses dirigeants. La banalisation de la biodiversité change le regard que l’on porte sur le vivant, y compris sur celui de l’entreprise, les travailleurs eux-mêmes. L’écologie est la science des relations entre les êtres vivants, dès lors qu’on l’a en tête, on regarde différemment les rapports sociaux au sein des entreprises. « Le social-écologisme pourrait être la nouvelle forme de dominante à adopter » se plaît à penser Sylvie Gillet. En attendant d’en arriver là, des entreprises comme Carrefour font signer à leurs fournisseurs agricoles bios une charte qui va beaucoup plus loin que le label AB, tout en ne changeant en rien son modèle économique basé sur l’achat auprès des fournisseurs au prix le moins cher. Tout change et ne change pas. En même temps.

Du conseil et de la coopération
Le monde agricole évolue également. Sabrina Gaba y réfléchit dans son labo. « Ce n’est pas une découverte : il faut que l’ensemble du système alimentaire, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, s’engage en même temps, sinon, on continuera à réfléchir sur l’instantané, » démarre cette directrice de recherche au laboratoire agroécologie de l’université de Dijon et directrice adjointe de la « Long-term socio-ecological research » (LTSER) Zone atelier (ZA) Plaine & Val de Sèvre. Le court-termisme, la plaie du changement. Sabrina Gaba l’illustre par l’exemple des néonicotinoïdes : alors que la robustesse scientifique est atteinte, il a suffi d’une crise chez les betteraviers pour que la ministre de l’écologie se sente obligée de signer une dérogation à la loi, permettant leur ré-autorisation à titre temporaire. Le changement transformateur est une arlésienne si une main reste posée sur le bouton d’arrêt d’urgence. Pas mieux si l’on reste dans des systèmes de croyance : « Deux voies sont actuellement explorées au sens de la durabilité : utiliser les robots pour produire et effectuer la pollinisation, c’est-à-dire continuer de ne faire confiance qu’à la technologie ; ou bien concilier biodiversité et production, c’est-à-dire maintenir la pollinisation par des pollinisateurs, une stratégie qui repose sur le capital naturel. » Cette seconde voie engage un changement lent de paradigme, car elle repose sur les solutions dites fondées sur la nature, encore assez peu utilisées par le monde agricole. Pourtant, « la pollinisation par les insectes est une stratégie qui permet d’augmenter la production agricole au même niveau que les intrants organiques. À cette différence que seule la pollinisation par les insectes permet une amélioration des revenus agricoles. » Dans le périmètre de la zone atelier, des travaux ont révélé que la pollinisation offre de 30 à 40 % de rendements supplémentaires sur le colza et le tournesol, soit une augmentation de revenus des agriculteurs comprise entre 110 et 240 euros par hectare. « Seule la pollinisation permet cela car son coût est largement inférieur à celui des intrants chimiques. »Mais de quelle façon maintenir les insectes dans les paysages agricoles ? « On a montré que dans les champs de colza, les pollinisateurs augmentent en relation avec la présence de prairies ou de parcelles de cultures en bio… On voit donc sur quels leviers appuyer afin de favoriser la pollinisation des cultures mais aussi le contrôle biologique des parasites. » En effet, les habitats favorables aux pollinisateurs ont un effet négatif ou neutre sur les ravageurs de culture. Est-ce que les agriculteurs sont prêts à intégrer ces pratiques ? Une enquête conduite dans la zone atelier auprès de 103 d’entre eux a mis le doigt sur une relation simple : plus le coût d’un changement est élevé, moins il est adopté. On s’en serait douté. « L’autre enseignement majeur, c’est le rôle primordial du conseil agricole pour expliquer et faire adopter. »

Transdisciplinaires
Tout le monde doit avancer en même temps. Les conseillers agricoles comme les apiculteurs, dont l’activité gagnerait à être intégrée dans la réflexion globale : « apiculture et agriculture, ce sont des activités interdépendantes qui ont des impacts l’une sur l’autre selon les modes de gestion adoptés. » Sabrina Gaba estime qu’il y a deux façons assez simples de concilier maintien des revenus des agriculteurs et des apiculteurs et préservation de la biodiversité : la taxation des pesticides et la subvention de l’apiculture… « Mais en soi ces politiques publiques ne sont pas suffisantes. L’élément essentiel est la communication entre agriculteurs et apiculteurs. » Les modélisations réalisées dans la zone atelier montrent que les bénéfices économiques n’augmentent vraiment pour les agriculteurs et la récolte des apiculteurs ne croît franchement que dans le cadre d’une coopération… ce qui se traduit par un effet pervers : l’installation d’un nombre plus important de ruches et une surface de colza semée en plus grand nombre, au détriment des milieux naturels. Il manque un élément pour réguler : « politiques publiques et action collective c’est bien, pourtant, ce n’est pas suffisant. Il manque un élément : nous, les consommateurs. On a testé diverses stratégies. On a lancé des expérimentations avec les agriculteurs pour des systèmes basés sur la nature. On a fait des recherches sur le mode de consommation des habitants. On a cherché à comprendre les freins au changement. On a mis en place des cartes montrant où se trouvent les producteurs et les consommateurs, et on favorise tout cela par des animations » pour voir ce qui marche.La recherche scientifique travaille au changement. Il lui manque encore la transdisciplinarité afin de prendre en compte les différents points de vue et la coopération avec les profanes. « Les chercheurs doivent se transformer eux-mêmes et transformer leur manière de faire de la recherche. » Le nombre de programmes de sciences participatives, qui font travailler ensemble chercheurs et paysans sur divers sujets, est le signe d’un changement transformateur. Les dix-huit instituts techniques agricoles sont à l’interface des deux mondes. « On est là pour accompagner techniquement les changements de pratiques, et pour évaluer les nouveaux systèmes, » explique Hélène Gross, chargée de mission biodiversité et agroécologie et responsable du pôle impact et innovation ouverte à l’Acta, l’Assemblée des centres techniques agricoles. Elle parle au pluriel, car il n’y a pas que le conventionnel et le bio. Entre les deux, il y a plein de chemins. « Plusieurs formes d’agriculture peuvent s’engager. Notre rôle est de mettre en place des sphères où toutes les parties prenantes peuvent s’exprimer. » En fait, dit-elle, le changement transformateur est déjà en marche, il s’appelle « agroécologie ». Le monde agricole est en train de passer de la logique de la recette de cuisine – « à telle date, je plante telle culture, à une autre je pulvérise tel produit » – à celle du fond de frigo – « on fait avec ce qu’on a, avec le vivant, on s’adapte. » Passer du contrôle au risque. « C’est là où le rôle du conseiller et de l’institut technique est important : rassurer les agriculteurs », dont l’aversion au risque est forte. Il n’en reste pas moins que les agriculteurs seuls ne pourront décider. L’alimentation est une démocratie, qui se décide à plusieurs. « Ce que dit Sabrina Gaba est une réponse : en concertation locale, il faut impliquer davantage les citoyens car c’est une question qui nous concerne tous. Il faut donc mettre en place des sphères pour que toutes les parties prenantes travaillent ensemble. » Le changement c’est peut-être maintenant, c’est d’abord ensemble.

Pas de changement sans innovations sociales

Directrice du laboratoire d’écologie alpine de l’université Joseph Fournier de Grenoble, Sandra Lavorel est parvenue à un constat semblable, « on ne peut pas étudier la transformation des écosystèmes sans travailler sur les transformations des gens, sur les changements de valeurs qui conditionnent les transformations. » Il faut mettre en place des coordinations entre acteurs, remettre en cause certaines structures institutionnelles et politiques publiques qui rigidifient les capacités d’adaptation, mobiliser en même temps les savoirs des gens et des scientifiques, créer des structures de délibération et d’arbitrage. « Soit on ne change rien, on maintient alors le système, c’est-à-dire qu’on entre en résistance, ce qui induit des trajectoires de dépendance. Soit on se dirige vers un changement graduel, marginal pour le système, mais important pour les acteurs concernés. Ou alors on prend un modèle de transformation, c’est-à-dire un processus de long terme avec des changements structurels et de nouvelles pratiques, des changements des valeurs et de la gouvernance. » Il n’y a pas d’outil magique pour s’engager dans l’une ou l’autre façon, si ce n’est l’ouverture aux solutions particulières. Sandra Lavorel travaille en montagne, qui est prise entre la tradition de l’agriculture des alpages et l’industrie du ski. Celle-ci veut toujours aller plus haut, pour compenser la diminution de l’enneigement, ce qui n’est pas une bonne réponse du point de vue de l’environnement. Il s’agirait de trouver d’autres formes de tourisme, plus adaptées à une montagne qui change. « Les acteurs locaux s’organisent pour établir une offre quatre saisons, une éducation à la nature tout en promouvant le patrimoine culturel, » sur le modèle, entre autres, des parcs naturels régionaux (PNR).
Ceux-ci sont un cadre administratif idéal pour faire comprendre que la nature offre une multiplicité de bénéfices aux territoires ruraux. Leurs paysages, leurs productions, leur attractivité touristique et la qualité de leur vie locale, le lien intime que les gens ont avec la nature qu’ils ont modelée. Et inversement chez les montagnards dont la façon de vivre et de penser est guidée par l’altitude. Dans la Meje, Hautes-Alpes, un travail avec la population sur leur territoire imaginaire des années 2040 a permis de dégager des éléments forts : les gens veulent une vie locale active toute l’année, une mobilité facile et innovante entre hameaux et villages, des circuits courts avec une diversification des produits et une valorisation sur place, une indépendance énergétique à partir de l’eau, du bois, des déchets du vent et du soleil, le développement de séjours touristiques longs par exemple autour des lacs, et la création d’un tourisme… scientifique. « Ces vues d’avenir permettent de mettre en lumière les barrières aux changements, et donc, les leviers potentiels sur lesquels agir. » L’individualisme laisse à penser qu’il faut créer les conditions d’une vision collective, donc, une autre façon de communiquer. La difficulté des locaux et des touristes à accepter que l’on questionne leurs valeurs propres montre qu’il faudrait au moins qu’ils échangent à leurs propos, et faire en sorte d’accueillir de nouveaux habitants, porteurs eux aussi de valeurs différentes. « Si l’on veut changer, il faut dépasser les sentiers de dépendance et favoriser l’innovation sociale. »En réaction à l’exposé de Sandra Lavorel, Bernard Chevassus-au-Louis, président de l’association Humanité et Biodiversité, recadre les choses : les acteurs s’engagent dans quel périmètre, et pour qui ? « Qui est légitime pour dire ce que l’on peut faire d’un territoire ? Qui est illégitime ? Les chasseurs, les écolos, les industriels, les touristes ? Qui a le droit de parler ? Et puis, comment évaluer les valeurs d’avenir et celles qui ne le sont pas ? » Ce n’est pas parce qu’on met les gens autour d’une table qu’on va trouver la solution. Il faut toujours savoir qui parle dans une réunion afin d’évaluer le sous-jacent, les rapports de force et les intérêts mystérieux. « Ou bien on joue le jeu et tout le monde met en commun ses valeurs, considérées comme égales, ou bien on ne le fait pas. Mais dans ce cas, qui dit ce qui est bon pour l’avenir ? Et selon quels critères ? » Sinon, on peut se faire manipuler, au moins emporté par un sens du vent qui est peut-être malhonnête. « Il y a aussi le choix entre les petits pas ou les grands bons : on optimise, on substitue ou on reconfigure. Par exemple pour les pesticides, on fait de la pulvérisation de haute précision, on change de produits ou on modifie de système ? » La réponse à cette question dépend d’une autre, sous forme de mise en garde de Bernard Chevassus-au-Louis : « quand on parle de solutions fondées sur la nature, il faut savoir ce qu’est le contraire. La technologie et la culture ? Il faut faire attention à ne pas opposer les deux, au contraire à les réconcilier. Cette dichotomie qui voudrait qu’on sépare des solutions fondées sur la nature des solutions fondées sur la technique est dangereuse. » Bernard Chevassus-au-Louis penche vers des solutions écologiquement inspirées, mais technologiquement mises en œuvre.
La lourdeur de nos imaginaires
Encore faut-il que le changement donne envie. Peut-être en en faisant la trame d’un récit ? C’est l’opinion de Caroline de Chantérac. « Toucher les gens par l’émotion c’est plus efficace que la sensibilisation par les chiffres et les rapports. » Elle est responsable de la Fabrique des récits chez Sparknews. Un de ses travaux est de créer des « coalitions » pour faire travailler ensemble journalistes, entreprises et monde culturel. « L’émotion interpelle, elle passe par le cœur – on est touché ; la tête – on comprend ; puis le corps – on passe à l’action. » L’émotion interpelle, c’est la base de tout. Encore faut-il bien la canaliser pour qu’elle ne vienne pas polluer les débats : on a vite fait de s’invectiver quand deux émotions contraires sont mises ensemble dans une salle de réunion. La Fabrique des récits s’adresse à toute institution qui peut avoir un lien avec la créativité. Avec l’OFB, Caroline de Chantérac a monté une masterclass « biodiversité et art » pour 15 artistes. Conférences d’experts, visites de laboratoires et d’institutions scientifiques, « l’idée est de faire naître des questionnements en eux, afin qu’ils créent des œuvres sur la biodiversité, qu’ils trouvent comment replacer l’humain dans la chaîne du vivant. » Ils ont neuf mois, jusqu’en juin 2022. « On leur met à disposition toutes les informations de façon à nourrir leur créativité, en espérant qu’ils et elles nous montrent à quoi ressemblera la stratégie écologique et sociale, » et qu’ils et elles n’élaborent pas de nouveaux récits eschatologiques, de fin du monde. Une fatalité qui répond toutefois à un système cohérent, une cosmologie ancrée en nous depuis des millénaires.
« L’imagination, c’est Ursula Le Guin, qui l’a bien définie », nous dit Anne-Caroline Prévot, directrice de recherches au CNRS et chercheuse au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). « C’est le jeu libre de l’esprit. » L’écrivaine américaine de science-fiction des années 1970 a écrit un texte important : Pourquoi les Américains ont-ils peur des dragons ? « Il y a un dialogue entre un citoyen américain honnête, probe, industrieux, cultivé, et l’Autriche : les dragons, les hobbits, les petits hommes verts, ça sert à quoi ? Elle répond que cela sert à se faire plaisir et à se réjouir. Je n’ai pas de temps à perdre lui rétorque le citoyen, avant d’avaler un cachet pour son ulcère et d’aller jouer au golf. Ursula Le Guin conclut en disant que la littérature d’imagination sert aussi à approfondir notre compréhension du monde dans lequel on vit, notre compréhension des autres hommes, de nos propres sentiments, et de notre destinée » L’imagination est le sel de l’esprit, car elle est un jeu libre de récréation, de recréation, elle permet la combinaison d’éléments connus pour créer du nouveau, en l’absence de tout but ou profit. Cela ne veut pas dire que le jeu libre de l’esprit n’a pas de raison d’être, d’intention. « Ni que cela interdit toute discipline ! Car selon Ursula Le Guin, une imagination disciplinée constitue une méthode ou une technique essentielle, aussi bien en science qu’en art. » Ni la soumission : notre imaginaire est lié à nos imaginaires sociaux, qui sont relayés par des récits scientifiques, des discours, des traditions orales, une histoire, une géographie, des religions, des œuvres et même des publicités. Tout cela s’ancre en nous à notre insu. « Travailler à de nouveaux imaginaires à partir de ceux d’aujourd’hui, en lien avec la nature, me semble donc une balise intéressante pour ouvrir des chemins transformateurs » estime la chercheuse.
Le chemin sera-t-il long ? Anne-Caroline Prévot a passé l’été 2021 à visionner les 30 plus gros blockbusters de science-fiction, tous américains. Elle y a vu la nature, l’écologie, sous des formes particulières : « le végétal est très rare, il est très contrôlé et n’est présent qu’à des fins utilitaristes, pour se nourrir essentiellement (Interstellar, Seul sur Mars) ou pour notre agrément (Hunger Games, Transformers). Lorsqu’elle est moins ou pas contrôlée, la nature est le plus souvent dangereuse pour les humains qui osent s’y aventurer (Avatar). Quant à la nature vraiment sauvage, elle n’est présentée que dans des scènes heureuses de souvenirs ou de romance, comme une nature fantasmée symbole d’Eden biblique (Star Wars, Hunger Games, Inception). » Le chemin n’en est qu’à ses débuts ! D’autant que l’eschatologie guide les récits mis en images : les imaginaires du futur proposent toujours le même scénario, celui d’une catastrophe planétaire, suivie d’une reconstruction des sociétés humaines à partir de quelques élus ou super-héros. On écrit finalement la même chose depuis Gilgamesh, récit vieux de 5 000 ans. « À côté de cela et de façon très sérieuse, la majorité des politiques de conservation proposées dans et par les pays occidentaux se base sur des listes : la nature est ramenée à des spécimens d’espèces à protéger, des entités à cocher pour respecter les quotas ou les réglementations. » Ce qui n’est pas le meilleur ferment pour notre imaginaire.Des travaux publiés en 2001 ont montré comment des jeunes américains, européens et est-asiatiques (japonais, coréens, taïwanais) décrivent une même image de nature. C’est révélateur, selon Anne-Caroline Prévot : « les jeunes adultes de culture occidentale ont tendance à se focaliser sur chacun des êtres vivants séparément, à les sortir de leur contexte et à les classer en tant que représentants de leur catégorie, et ce, indépendamment du contexte de la scène représentée. Au contraire, les adultes de culture est-asiatique décrivent la photo en s’attachant plutôt aux relations qui existent entre les différents êtres présents (vivants ou non), ainsi qu’aux éléments du contexte. » D’autres chercheurs ont analysé des livres pour enfants, écrits et illustrés par des auteurs et autrices euroaméricains et amérindiens : « les livres écrits par les « natives » proposent plus de perspectives variées sur les scènes représentées que les dessins euroaméricains ; les textes associés aux dessins mentionnent plus de noms différents et spécifiques d’animaux et de plantes et décrivent plus souvent les cycles naturels, les saisons ou le temps qu’il fait. » Les deux façons de voir et d’écrire la nature ne sont pas incompatibles, tant s’en faut. « Vous tous, ici, êtes capables de décrire la nature par des noms d’espèces, mais vous la voyez et la ressentez également sous la forme d’histoires de relations entre les êtres, et pouvez la raconter comme telle ; pourtant, dans votre cadre professionnel, vous réduisez souvent cette complexité en modèles, chiffres et projections, pour correspondre au mode de pensée légitime en sciences dites « exactes » et à nos imaginaires de sociétés occidentales rationalistes ».Écrire un nouveau récit pour mieux envisager l’avenir pousse à aller voir ce qui se passe ailleurs. « Il faut nous imprégner de ces autres façons de représenter la nature, il nous faut retrouver le goût des histoires naturelles des espèces vivant tout près de chez nous, en nous autorisant à être perméables à des sensations, des émotions et des imaginations que nous refoulons car non légitimes dans les imaginaires modernes d’une bonne qualité de vie. » Anne-Caroline Prévot a une formule : inviter d’autres combinaisons de ce qui fait nos vies, pour ancrer de nouvelles configurations dans notre réel.


Planter les graines dans les familles
Il est des lieux qui essaient de s’inscrire dans le récit de la vie quotidienne. Les parcs naturels régionaux, ont été créés pour préserver tous les patrimoines, naturels et humains, à partir de la concertation entre élus. Au nombre de 58, ils couvrent 17 % du territoire national, et concernent 4,4 millions d’habitants. Un des piliers de leur action est la pédagogie : « Il y a un fort besoin de territorialiser les enjeux biodiversité, », annonce le directeur de la Fédération nationale des parcs naturels régionaux, Éric Brua, « la conscience écologique est forte, mais sans toujours de perspectives sur les enjeux réels au niveau de nos territoires. » Parlements locaux, les parcs régionaux sont aussi des outils d’ingénierie sociale pour trouver, à l’échelle la plus petite, les bons leviers qui permettent d’espérer de grands changements. « C’est notre cœur de métier. C’est pourquoi on s’est engagés dans le programme Famille à biodiversité positive, afin d’agir directement sur les citoyens. » Ce Défi, comme il faut l’appeler à l’OFB et au ministère de l’écologie qui l’ont élaboré, consiste à accompagner des familles volontaires qui veulent vivre en pesant le moins possible sur la biodiversité. Des familles recrutées par les associations familiales, les radios locales ou bien les mairies. « Chacune choisit parmi les défis qui sont proposés par chaque parc. Ensuite, on dialogue de façon permanente avec elles sur des points d’évolution, on leur donne des clés d’actions pour baisser leur empreinte. C’est aussi une façon de lutter contre l’écoanxiété chez les 15-25 ans. » Les familles font, elles s’autoévaluent à partir d’une méthodologie précise proposée par les parcs régionaux. « Elles se rencontrent, aussi. En fait, c’est un peu comme les réunions tupperware : la biodiversité vient chez les gens, et les gens s’en parlent entre eux. » Une démarche a priori très valorisante et efficace pour engager un changement important. « L’idée c’est vraiment de faire prendre conscience aux familles que les interactions avec le vivant sont quotidiennes. Que l’on peut repenser d’autres types de relations entre nous, humains, la nature et sa conservation. » Cent familles pour l’instant, sortes de laboratoires pédagogiques vivants, qui ont vocation à servir de tests pour le Défi lui-même.

Cela dit, les gens vivant dans les parcs sont en général plus sensibles que les autres. Comment sensibiliser celles qui ont d’autres façons de voir ? « La biodiversité n’est pas un sujet facile pour les familles », constate Valentine de la Morinerie, chargée de mission Environnement développement durable à l’Union nationale des associations familiales (Unaf). « C’est abstrait, en dehors du champ mental, des choses de tous les jours. Améliorer l’isolation, changer la chaudière, c’est clair, la biodiversité ce n’est pas clair. » C’est invisible, lointain, intangible. « Et puis, à la ville, les gens ont peur des insectes, de tout ce qui grouille ! » On a peur de ce qu’on ne connaît pas, alors il est urgent de faire de la pédagogie. Sorties d’école, classes vertes, comptages de papillons, pédagogie des mauvaises herbes, tout est bon pour considérer la nature commune. « On essaie de montrer aussi aux familles quel peut être leur impact sur la biodiversité, en partenariat avec Humanité & Biodiversité. » La fédération agit en ce sens au sein de ses unions départementales et de tous les grands mouvements familiaux de France. Elle travaille avec l’association de Bernard Chevassus-au-Louis, mais aussi avec la Fondation pour la nature et l’homme et la fédération des parcs régionaux. « C’est vraiment une cible importante, les familles, car c’est par elles que la transmission se fait d’une génération à l’autre… » En effet : les changements de société se décident d’abord dans le cercle familial que les conflits de générations, nourris par l’actualité, font évoluer. Ou pas. « Il n’en reste pas moins que les messages sur la biodiversité demeurent trop complexes, trop lourds pour les familles… » se désole la représentante des associations familiales.

Le syndrome 1908
Et encore, ce n’est rien à côté de la complexité fiscale et réglementaire qui, en France, vient souvent épuiser les efforts. Guillaume Sainteny en est le spécialiste. Ce professeur à Sciences-Po Paris et à l’École Polytechnique a exercé de nombreuses fonctions administratives de haut niveau. Il est un des rares à s’y retrouver dans cette boîte noire qu’est Bercy. « L’État maintient clairement en place un cadre juridique qui entrave certains changements transformateurs et mesures leviers, » commence-t-il. Les exemples sont nombreux, il suffit de se pencher : « les expropriations pour cause d’utilité publique sont rarement en faveur de la biodiversité, c’est même plutôt l’inverse. Les ouvrages publics mal implantés, de manière dommageable, ne sont pas détruits, et on continue d’en faire. » Jamais avare d’une formule qui marque, Guillaume Sainteny parle de l’État-passe-droit ! Pour bien nous en convaincre, il illustre son propos par les bois communaux. En France, il est plus facile d’urbaniser ces boisements particuliers que les bois privés. Pourquoi ? « Les bois communaux ne sont pas soumis au régime forestier, ils peuvent tout à fait être déclarés urbanisables par leurs propriétaires, qui sont les communes… lesquelles sont aussi celles qui délivrent les permis de construire. » Juges et parties, les communes oublient même parfois, à en croire M. Sainteny, de faire réaliser les études d’impact pourtant obligatoires. « Même classée en espace protégé, même avec un avis négatif de l’État, l’urbanisation d’un bois communal est possible. » Ensuite, les acteurs publics subventionnent souvent des actions très dommageables pour l’environnement. « Regardez la Baie de Somme. L’État y a décrété une aire marine protégée, puis a décidé d’y implanter un parc éolien off-shore, où est la cohérence ? » Sans parler du gaspillage de l’argent public, qui investit pour préserver, et après pour menacer la biodiversité.Sans parler non plus de la lenteur avec laquelle l’État modifie ses règles de droit. « Il y a chez nous un mélange de règles administratives et fiscales élaborées il y a parfois très longtemps, dans un contexte où les questions d’environnement et de biodiversité ne se posaient pas. Or, ces règles n’ont pas été modifiées. » Les pairies sont toujours fiscalement classifiées selon une typologie qui date de l’immédiat après-guerre, qui fait que Bercy leur applique un régime fiscal plus lourd que celui des terres cultivées, alors qu’elles apportent bien plus de services. « J’aime beaucoup la loi du 31 décembre 1908 qui range certaines tourbières avec les ardoisières, les carrières et les sablières, ce qui leur vaut des impôts lourds, car elles sont considérées comme des zones de production. » Taxées plus lourdement, elles peuvent inciter les agriculteurs à les drainer pour faire du maïs, moins imposé… Or, cette loi n’a jamais été modifiée.Moyennant quoi, en France, le foncier non bâti n’est pas rentable. « C’est une des causes de l’artificialisation des sols ! », continue Guillaume Sainteny. « En France, l’administration fixe des loyers de fermage à un niveau très faible, tout en les taxant lourdement. La rentabilité est donc négative. » Ajoutons à cela le prix moyen de l’hectare agricole plus faible que presque partout en Europe, plus la situation financière des agriculteurs, et nous obtenons une recette efficace pour favoriser l’artificialisation des sols. « En résumé, la France taxe plus la nature que les actions d’entreprises polluantes. » Il n’y a aucun intérêt financier à devenir propriétaire d’une prairie, d’une tourbière ou d’un bout de forêt. Sur le long terme, cela coûte même plus que ce que ça rapporte. Pour noircir encore un peu plus le tableau, la France a supprimé récemment la déduction fiscale pour l’entretien des aires protégées, a mis un terme aux réserves naturelles volontaires et n’a pas mis en place le cadre fiscal pour développer les obligations réelles environnementales (les ORE) : « bref, quelqu’un ne peut pas protéger la nature chez lui s’il le souhaite ! » Il y a un réel problème conceptuel dans notre système qui ne considère les choses qu’à l’aune de leur productivité. « Il faudrait vraiment permettre une rentabilité minimale du foncier non bâti, diminuer la taxation des espaces naturels, et plus généralement, réformer l’État avant de se lancer dans la réforme de l’économie du marché… » estime Guillaume Sainteny.Julien Gauthey y va un peu plus avec le dos de la cuillère, mais celle-ci reste la même : chargé de mission recherche « Économie et sciences sociales » à la direction de la recherche et de l’appui scientifique de l’OFB, il nous apprend que, dans les dépenses annuelles de unique, 1,7 milliard est directement dépensé en faveur de la biodiversité, dont 1,1 milliard à la charge de l’État, le reste, ce sont les collectivités locales qui le paient. « 5 milliards d’euros sont franchement défavorables, et 500 millions sont neutres. » Pour le climat, l’analyse aboutit au chiffre de 37 milliards favorables, contre 9 défavorables. La biodiversité, parent décidément pauvre face au réchauffement. « En tout, on est à moins de 1 % du budget de l’État. C’est faible. » Mais cela donne une idée de la valeur réelle que notre société accorde à la nature. « Les prélèvements obligatoires représentent 44 % du PIB, les dépenses publiques, 55 % – une bonne part repart sous forme de transferts sociaux : cela montre que l’État, via ces dépenses, fait société, » vient immédiatement pondérer Julien Gauthey. Le budget de l’État est donc en soi, potentiellement, un levier transformateur. Tout est question de façon de compter. « Le budget de la Nation est calculé sur des analyses macro, tandis que la comptabilité publique ne tient pas compte des réalités biologiques et écologiques… »

« Transproprier »
Que nous apprennent maintenant les juristes ? « Le droit intervient le plus souvent comme support du changement, à la condition que celui-ci ait été et pensé et souhaité, » commence Philippe Billet, professeur des universités, directeur de l’Institut de droit de l’environnement à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Réponse d’une attente de protection d’un côté, contre atteintes à des activités revendiquées comme devant être libres et portant atteintes à des espèces reconnues en droit comme res nullius, sans maître. Il faut donc arbitrer, dans un jeu entre les enjeux considérés. « Or, souvent les négociations aboutissent au plus petit dénominateur commun, ce qui veut dire que ce qui sort est la norme la plus faible, comme les trames vertes et bleues. » Le droit valide le changement avec difficulté et le droit résiste au changement avec facilité. Un exemple : le préjudice écologique, qui est la reconnaissance d’une indépendance entre, d’un côté, les atteintes à l’environnement et, de l’autre, l’atteinte à l’humain et à ses biens du fait de ses atteintes à l’environnement. Un long cheminement pour cette notion, depuis que la loi de 2008 a considéré l’environnement en tant que victime à part entière de certaines atteintes. « Il faut faire une circonvolution intellectuelle pour admettre que l’environnement, c’est avant tout des composantes appropriées, sans maître ou bien communes, mais sans aucune autonomie par rapport à l’homme, car elles sont définies par rapport au régime des biens. » Si l’on n’admet pas le préjudice écologique pur, mais uniquement les atteintes faites à l’environnement, on ne fait que réparer, un peu. Ce principe a été pour la première fois brandi lors de la marée noire de l’Erika et reconnu par la Justice suite à la plainte contre Total déposée par la LPO. L’autre étape a été la personnification de la nature qui marque une rupture, car elle admet des droits à des éléments qui en sont dépourvus. « Ce n’est pas un devoir de l’homme vis-à-vis des non-humains, mais une dépendance de l’homme vis-à-vis des autres qu’humains, et de l’environnement considéré comme un autre soi. » Mais jusqu’où ira-t-on ? Si on envisage plus largement, est-ce qu’on va rémunérer l’apiculteur pour la mise à disposition de ses ruches, que la pollinisation ait été faite ou pas, en contrepartie du travail des abeilles, alors que les abeilles ne lui appartiennent pas en droit ? On peut aussi rémunérer le travail de l’apiculteur, mais ce n’est toujours pas celui des abeilles qui est considéré. « Le principe de transpropriation pourrait être appliqué, comme il l’est à propos du patrimoine culturel : le mur appartient au propriétaire et en même temps à l’historicité de la nation. La ruche appartient à l’apiculteur, mais les abeilles sont un patrimoine naturel qui appartient à tous. » Ce serait un changement très transformateur.Cela dit, il y en a déjà eu dans le droit de l’environnement, que le « système » s’est bien chargé de freiner. Ainsi la loi littoral du 1er janvier 1986 n’est entrée en vigueur qu’en 2004. « Les changements transformateurs subissent également des résistances formalisées par le droit. Par exemple, récemment, et à la demande des industriels, une ordonnance de 2006 a permis à certaines installations industrielles d’être soumises à un régime d’autorisations simplifiées pour échapper à des contraintes, gagner du temps, sur les études d’impact et les enquêtes publiques ! » Encore, par un décret du 8 avril 2020, des préfets ont été autorisés à déroger localement aux règles d’environnement pour satisfaire aux intérêts généraux locaux, par exemple pour favoriser l’implantation de champs d’éoliennes en expédiant la réalisation des études d’impact.

Adjointe au Directeur de l’eau et de la biodiversité au ministère de la Transition écologique, Sophie-Dorothée Duron se sent un peu à part. Elle est la seule à représenter le gouvernement, l’État, dénoncé par beaucoup. « Il y a des freins à l’action, » convient-elle, « et pour cela il faut en avoir conscience pour pouvoir les lever. » La seconde chose est de travailler à « l’interministérialisation de la biodiversité », pour faire en sorte que la biodiversité soit traitée partout, par exemple au « ministère des armées, qui a l’empreinte écologique la plus grande et détient un énorme patrimoine foncier, et signe en conséquence des partenariats avec des conservatoires pour en gérer la nature. » Sophie-Dorothée Duron rappelle surtout que l’État ne peut et ne doit pas être partout, il a aussi pour rôle d’être catalyseur auprès de l’ensemble des entités concernées, par exemple en donnant à voir l’ensemble des initiatives qu’il est en train de recenser un peu partout. Plus de 4 000 pour l’instant, qu’il aimerait valoriser, donner en exemple, afin d’en magnifier les impacts positifs.


En conclusion de cette Journée, une illustration, la ville. Sébastien Barot est directeur de recherche au département « Diversité des communautés et fonctionnement des écosystèmes » de l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement (iEES) à Paris. La population humaine est devenue majoritairement urbaine. Les villes représentent une surface faible par rapport aux continents (1 %) mais qui augmente très rapidement. « Cette croissance correspond à 5 % des émissions de carbone par transformations des écosystèmes autour des villes, avec toutes les conséquences écologiques qui en découlent : les villes grignotent les espaces naturels. » Autre élément, lorsque la richesse d’un pays augmente, ses villes grandissent, car sa population vient y vivre. Et puis, les villes génèrent des flux, de produits manufacturés, de l’énergie, de la nourriture et de l’eau et en sens inverse, des déchets et de la pollution. « Mais il ne faut pas faire de la ville-bashing, car l’organisation en ville peut être efficace : elle peut permettre de limiter les déplacements, de fournir plus de services à moindre coût et, en général, d’émettre moins de gaz à effet de serre par habitant. » Plus la ville est dense, plus elle est économe en carbone… plus elle crée de la chaleur qui finit par peser sur ses habitants. « La biodiversité peut alors être un changement transformateur, car elle fait baisser la température par évapotranspiration, peut fournir de la nourriture, absorber l’eau de pluie, réguler la qualité de l’air et stocker du carbone. » Agir pour la biodiversité en ville, qui n’est pourtant pas la plus diversifiée, peut avoir un autre effet transformateur : celui de rendre visible le vivant au regard des urbains déconnectés. « Un des leviers pour aller plus loin encore, c’est de rendre les sols perméables et vivants, un autre c’est de créer des écosystèmes dans les parcs urbains – pas des toits végétalisés de 2 cm d’épaisseur, un autre encore c’est de modifier la structure des villes afin d’optimiser les flux » et de réduire les inégalités d’accès à la biodiversité elle-même, qui reste réservée, en général, aux quartiers favorisés. Or, la nature apaise, détend, déstresse. Elle participe du lien social sans lequel on ne fera jamais de grands changements.

Les changements transformateurs sont des entités difficiles à saisir. Ils doivent en toucher d’autres qui s’inscrivent dans des échelles différentes, institutions, entreprises, collectivités, de tailles différentes et dans des pas de temps qui ne sont pas les mêmes, rappelle François Sarrazin, en forme de conclusion. « 2050 est visé, c’est peu d’un point de vue écologique, c’est le bout du monde pour la politique : il y aura toujours tension entre urgence et le temps long… » À cela s’ajoutent des perceptions différentes du « bon » changement, entre juristes, législateurs, naturalistes, citoyens. « Il faut les bons indicateurs et des scénarios, pour décider, mais aussi des innovations à la fois techniques et sociales » pour que concordent les ambitions individuelle et collective. Alors sera-t-on entré dans l’ère d’une nouvelle transcendance, après celles de la religion et de l’économie : l’écologie.

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