L’accord de Kunming-Montréal, un levier pour la protection des zones humides méditerranéennes ?

par Raphael Billé (la Tour du Valat) Julien Rochette (IDDRI)

Le nouveau cadre mondial de la biodiversité pour l’après-2020 a été adopté le 19 décembre dernier lors de la 15e Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique1 . Feuille de route pour la communauté internationale d’ici 2030, cet accord doit permettre d’apporter les changements de trajectoire nécessaires pour enrayer et inverser la perte de biodiversité. Mais concrètement, que peut apporter cet accord pour la protection d’écosystèmes emblématiques, comme les zones humides méditerranéennes ? Si les 23 cibles adoptées à Montréal sont pertinentes à différents degrés pour ces écosystèmes, quatre méritent ici une attention particulière en ce qu’elles sont à la fois porteuses de promesses de changement et illustratives des défis soulevés. 

Les zones humides ont disparu ou ont été dégradées plus vite qu’aucun autre écosystème dans le monde ; dans le bassin méditerranéen, la situation est encore plus dramatique : la moitié a été détruite depuis 1970. Or les zones humides en bon état écologique fournissent de nombreux « services », particulièrement dans un contexte de changement climatique face auquel elles offrent un large éventail de solutions fondées sur la nature (SFN) : « amortisseur climatique », par exemple en absorbant de grands volumes d’eau lors des précipitations massives et en restituant cette ressource essentielle en période de sécheresse ; approvisionnement en nourriture et en eau de qualité ; services récréatifs et culturels et protection des biens et personnes, notamment sur les littoraux confrontés à l’élévation du niveau de la mer ; rôle clé dans le cycle de vie d’un tiers des espèces de vertébrés de la région méditerranéenne.

Dans ce contexte, l’adoption du cadre mondial de la biodiversité pour l’après 2020 peut-il apporter une contribution décisive à la sauvegarde des zones humides méditerranéennes ? Examen de 4 cibles en particulier.

Cible 2 : restauration des écosystèmes dégradés2

Compte tenu de la dégradation extrêmement rapide des zones humides méditerranéennes au cours des dernières décennies, les besoins de restauration sont urgents et énormes, estimés à 400 000 ha dans la région alors que seuls 373 ha sont aujourd’hui évalués comme ayant été restaurés avec succès, soit moins de 1 %. Le défi est donc majeur. Le nouveau cadre mondial apporte de ce point de vue (i) encore davantage d’attention, avec un objectif ambitieux mentionnant explicitement les eaux intérieures, et (ii) probablement toujours plus de financements, avec l’appui complémentaire de la cible 19 dédiée. 

On peut cependant douter que ce nouvel objectif fasse ici une différence décisive. D’abord parce que la restauration écologique fait déjà, depuis maintenant plusieurs années, l’objet d’une forte attention internationale associée à un élan touchant tous les écosystèmes, dont les zones humides. Les moteurs en sont notamment la Décennie des Nations unies pour la restauration des écosystèmes 2021-2030, la Stratégie de l’Union européenne en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 et ses objectifs de restauration, et la proposition de loi européenne sur la restauration de la nature. Ensuite, car cette dynamique politique en faveur de la restauration se traduit déjà par un intérêt croissant chez de nombreux bailleurs de fonds – sans compter que l’application de plus en plus complète de la séquence « éviter-réduire-compenser » aux projets de développement dans différents pays méditerranéens ouvre également des opportunités pour la restauration écologique. Les moyens financiers mobilisables pour des opérations de restauration des zones humides sont donc déjà en augmentation.

Pourtant, en pratique, les acteurs impliqués témoignent d’un double obstacle récurrent : d’une part la difficulté de mobiliser des financements dans le temps long (plusieurs décennies) qui est celui de la restauration écologique, d’autre part celle d’identifier des zones humides « prêtes à restaurer », c’est-à-dire réunissant toutes les conditions pour une opération de restauration concrète si on fait l’hypothèse que le financement est disponible. Ces conditions sont en effet nombreuses : réversibilité de la disparition de la zone humide (par ex. milieu non encore urbanisé), pertinence d’un point de vue écologique et de conservation (valeur pour la biodiversité, rôle en tant que corridor écologique, gains potentiels en services écosystémiques, etc.), statut foncier favorable dans le contexte local (public ou privé selon les cas), soutien politique local voire national, existence d’un acteur porteur de l’initiative, adhésion de la population environnante, disponibilité de l’expertise scientifique et technique ainsi que des capacités en matière de travaux. Dans ce contexte, il n’est pas rare que des financements potentiellement disponibles pour la restauration écologique de zones humides ne soient pas attribués, faute de site candidat suffisamment bien identifié. 

Pour que cette nouvelle cible ambitieuse sur la restauration contribue effectivement à changer la donne, il sera donc indispensable de développer très rapidement des outils permettant de faire se rencontrer plus facilement et de façon plus pérenne les besoins sur le terrain et financements disponibles.

Cible 3 : objectif 30×303

On connaît l’efficacité de la protection spatiale pour les zones humides. En outre, en protégeant les zones humides, qui ne couvrent que 2 à 3 % de la surface du bassin méditerranéen, on améliore l’état de conservation de plus de 30 % des espèces vertébrées, plus de 40 % des espèces endémiques et 36 % des espèces menacées du « hotspot » méditerranéen, tout en favorisant leur résilience au changement climatique. On a aussi pu constater que l’objectif d’Aichi visant à protéger 10 % des écosystèmes marins et 17 % des écosystèmes terrestres avait insufflé une forte dynamique de création d’espaces protégés. Augmenter cette ambition à 30 % pour tous les écosystèmes et mentionner, explicitement cette fois, les eaux intérieures, devrait encourager les États méditerranéens à désigner davantage de zones humides en aires protégées.

Reste donc à s’assurer (i) de la qualité de la gestion de ces aires protégées, pour qu’elles ne restent pas des « parcs de papier » : plans de gestion, ressources humaines et financières, suivis scientifiques etc., et (ii) du niveau de protection accordé. À cet égard, les catégories d’aires protégées de l’UICN qui font référence au niveau international étant très larges, elles ont permis d’inclure dans les aires protégées des zones où des activités extractives, industrielles ou agricoles sont incompatibles avec le maintien de la biodiversité. Même si l’on peut regretter que l’objectif de 10 % de protection stricte ait été abandonné, la mention dans la cible 3 que les usages à l’intérieur des aires protégées doivent être pleinement cohérents avec les objectifs de conservation est un garde-fou bienvenu.

Cible 7 : lutte contre les pollutions4

La qualité de l’eau est primordiale pour les usages humains, mais également pour le fonctionnement des écosystèmes humides et leur biodiversité. Elle dépend des concentrations de nombreux composants chimiques, largement tributaires de l’activité humaine (agriculture, industrie, usages domestiques, etc.). Notamment, les nutriments (azote, phosphore, potassium), qui sont à l’origine de l’eutrophisation des zones humides, sont les paramètres les plus couramment suivis, de même que la demande biologique en oxygène et les métaux lourds. Mais de nombreux autres éléments peuvent agir sur la qualité de l’eau, tels que les pesticides, les polychlorobiphényles (PCB), les résidus médicamenteux, les nano-polluants, etc. 
La cible 7 est donc en principe importante, très large, et présente l’avantage de mentionner explicitement la réduction des risques liés aux pesticides, donc de cibler les molécules les moins connues et les plus dangereuses tels que les néonicotinoïdes. Cela semble plus stratégique pour les zones humides méditerranéennes qu’une approche purement quantitative par laquelle tous les pesticides auraient été équivalents. À noter en outre que les pesticides n’étaient pas du tout mentionnés dans le Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020 et les Objectifs d’Aichi.

Reste que cette cible demeure très qualitative, et devra donc s’appuyer sur des indicateurs robustes, que son suivi en Méditerranée sera très compliqué tant les données sont parcellaires, et que la faible représentation du complexe agroindustriel dans les négociations ayant mené à son adoption peut laisser craindre que celui-ci se sente peu engagé par les décisions prises à Montréal.

Cible 18 : suppression des subventions nuisibles à la biodiversité5

Les principales menaces pour la biodiversité des zones humides méditerranéennes sont les barrages et le captage de l’eau, qui augmentent la fragmentation des rivières et des écosystèmes aquatiques, empêchant les espèces d’atteindre des zones autrement accessibles, limitant les sources d’eau disponibles en aval et modifiant le transport des sédiments et les cycles hydrologiques. Étalement urbain, développement des réseaux de transport et expansion agricole arrivent juste derrière, entraînant conversion des zones humides et pollution des eaux.

Ces secteurs et activités sont largement subventionnés et la cible 18 est donc particulièrement bienvenue. Il est connu et reconnu depuis des décennies que les secteurs et pratiques les plus dommageables à la biodiversité sont fortement orientés par de l’argent public, et que la réforme des incitations dommageables, y compris les subventions, aurait un impact positif majeur. Elle a le potentiel de soulager les écosystèmes des principales pressions qui s’exercent sur eux tout en libérant des centaines de milliards d’euros d’argent public chaque année pour assurer leur protection, leur restauration et le bien-être des populations qui vivent à leur contact.

Cela dit toute l’importance de cette cible, même si plus de 20 ans de tentatives globalement infructueuses à l’échelle internationale visant à enclencher la réforme des subventions dommageables, dans des cadres aussi divers que l’OMC, l’OCDE ou l’Union européenne notamment, après l’échec de la cible 3 d’Aichi qui fixait pour 2020 un objectif similaire à celui de cette nouvelle cible 18, peuvent générer un certain scepticisme quant à son potentiel succès. La première étape, celle de l’identification des incitations dommageables, sera techniquement complexe mais politiquement relativement indolore : elle aura donc valeur de test. Il faudra apprendre des expériences précédentes : en France par exemple, le Rapport Sainteny, publié en 2012, s’inscrivait dans la dynamique insufflée par les cibles d’Aichi, par une communication de la Commission européenne de 2011, par les engagements pris lors du Grenelle de l’environnement et dans la Stratégie nationale pour la biodiversité de 2011. Mais cette dynamique, malgré un travail d’analyse collégial sans précédent à l’échelle nationale, issu d’une commande politique explicite, est loin d’avoir été suivie par les réformes nécessaires.

Transformer l’accord de Kunming-Montréal en opportunités réelles pour les zones humides méditerranéennes

À quelles conditions l’accord de Kunming-Montréal pourrait-il effectivement se décliner en opportunités opérationnelles pour la protection et la restauration des zones humides méditerranéennes ?

D’abord, les acteurs régionaux vont devoir se saisir au plus vite du nouveau cadre mondial, se mettre en ordre de marche pour soutenir sa mise en œuvre et contribuer à son suivi : système de la Convention de Barcelone, MedWet (l’initiative pour les zones humides de Méditerranée sous l’égide de la convention de Ramsar), UICN Méditerranée et grandes ONG, etc.

Ensuite, les États méditerranéens, tous parties à la CDB, donc tous engagés par les – et redevables des – décisions prises à Montréal, sont les premiers concernés par leur mise en œuvre. Ils doivent très rapidement mettre à jour leurs stratégies nationales en faveur de la biodiversité, s’assurer que les zones humides y occupent une place centrale et accroître la cohérence de leurs politiques publiques sectorielles entre elles ainsi qu’avec le cadre mondial. Les autorités locales, pas directement engagées par ce cadre mais rouages essentiels de sa mise en œuvre sur le terrain, doivent faire de même.

Un effort accru d’acquisition de connaissances et de synthèse des données disponibles devra en outre être fourni, par exemple dans le cas emblématique de la qualité de l’eau. Ces connaissances devront être organisées pour permettre, dans la mesure du possible, le suivi de l’atteinte des 23 nouvelles cibles sur les différents écosystèmes ; un défi majeur pour l’Observatoire des zones humides méditerranéennes. Enfin, la société civile méditerranéenne doit se saisir de ce cadre pour maintenir une pression constante sur les gouvernements nationaux et locaux, les rappeler à leurs engagements lorsque nécessaire, tout en bénéficiant de la légitimité accrue que ce cadre peut lui apporter par exemple dans ses combats contre des projets d’aménagement délétères pour les écosystèmes sensibles. 

  • 1 https://www.cbd.int/doc/c/0bde/b7c0/00c058bbfd77574515f170bd/cop-15-l-25-fr.pdf
  • 2 « Faire en sorte que, d’ici à 2030, au moins 30 % des zones d’écosystèmes terrestres, d’eaux intérieures, côtiers et marins dégradés fassent l’objet d’une restauration effective, afin de renforcer la biodiversité et les fonctions et services écosystémiques, l’intégrité écologique et la connectivité. »
  • 3 « Faire en sorte et permettre que, d’ici à 2030, au moins 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines, en particulier les zones revêtant une importance particulière pour la biodiversité et les fonctions et services écosystémiques, soient effectivement conservées et gérées par le biais de systèmes d’aires protégées écologiquement représentatifs, bien reliés et gérés de manière équitable, et d’autres mesures efficaces de conservation par zone, en reconnaissant les territoires autochtones et traditionnels, le cas échéant, et intégrés dans des paysages terrestres, marins et océaniques plus vastes, tout en veillant à ce que toute utilisation durable, le cas échéant dans ces zones, soit pleinement compatible avec les résultats de la conservation, en reconnaissant et en respectant les droits des peuples autochtones et des communautés locales, y compris sur leurs territoires traditionnels. »
  • 4 « Réduire les risques de pollution et l’impact négatif de la pollution de toutes sources, d’ici à 2030, à des niveaux qui ne sont pas nuisibles à la biodiversité et aux fonctions et services des écosystèmes, en tenant compte des effets cumulatifs, notamment en réduisant de moitié au moins l’excès de nutriments perdus dans l’environnement, y compris par un cycle et une utilisation plus efficaces des nutriments ; en réduisant de moitié au moins le risque global lié aux pesticides et aux produits chimiques hautement dangereux, y compris par la lutte intégrée contre les ravageurs, fondée sur des données scientifiques, en tenant compte de la sécurité alimentaire et des moyens de subsistance ; et également en prévenant, en réduisant et en s’efforçant d’éliminer la pollution plastique. »
  • 5 « Identifier d’ici à 2025, et éliminer, supprimer ou réformer les incitations, y compris les subventions néfastes pour la biodiversité, d’une manière proportionnée, juste, équitable et efficace, tout en les réduisant substantiellement et progressivement d’au moins 500 milliards de dollars des États-Unis par an d’ici à 2030, en commençant par les incitations les plus néfastes, et renforcer les incitations positives pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité. »

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