Une analyse parmi d’autres : l’abstention aux européennes

« Il faut pouvoir entendre la diversité des résistances » – Samah Karaki
Pourquoi l’idée d’Europe peine une fois encore à mobiliser les électeur·ices ? Alors que l’abstention devrait être l’une des gagnantes des élections européennes, ce dimanche 9 juin, nous avons questionné la docteure en neurosciences Samah Karaki sur les raisons de cette absence d’élan, lorsqu’il s’agit d’aller désigner nos représentant·es européen·nes.
Pourquoi est-ce que les sujets nationaux parviennent davantage à mobiliser que l’Europe ? Pourquoi les jeunes se tiennnent-ils aussi loin des urnes ? 
Samah Karaki : Nous sommes tous·tes sujet·tes à ce qu’on appelle un biais de disponibilité. Notre pensée est engagée dans les sujets qui sont les plus disponibles à notre écoute, qui sont déjà présents dans notre esprit. La question de l’identité par exemple nous préoccupe tous·tes mais le traitement politique et médiatique de cette question se centre sur l’échelle nationale : « qui je suis ? », « est-ce que tu es assez comme moi ? ». 
C’est un biais qui nous fait imaginer qu’il y a des événements plus fréquents que d’autres, plus dangereux, plus négatifs et qui nous aveuglent. Il y a un réel bruit de fond autour de la laïcité par exemple, avec l’objectif de créer une panique morale et de la distraction. C’est souvent une manière de ne pas parler du sujet lui-même, quelque chose qui ressemble à la loi de Parkinson : on parle du design du bureau parce qu’on ne veut pas commencer à travailler. 
Parce que si on posait réellement la question : « qu’est-ce que c’est d’être Français·e aujourd’hui ou d’être Européen·ne ? », on pourrait aborder des menaces bien réelles, comme la dissolution de nos systèmes de santé ou de nos systèmes scolaires ou toutes les problématiques que rencontrent les paysans aujourd’hui. 
On retrouve des parallèles avec les enjeux écologiques. Malgré l’urgence et l’importance du message porté par les scientifiques et activistes, on peine encore à mobiliser largement les citoyen·nes. 
Pour l’expliquer, on peut faire appel à l’idée d’engourdissement psychique. Lorsque l’on est matraqué par des informations négatives, on finit par ne plus avoir le désir de s’engager. La circulation permanente d’informations menaçantes finit par nous faire considérer que le monde ressemble à cela. 
Samah Karaki, sereine avant d’aller voter dimanche. ©Marie Rouge
Un phénomène très proche s’appelle l’impuissance acquise. À force d’essayer et d’échouer, on finit par ne plus avoir la perception de notre marge de manœuvre sur le monde. Ce long sentiment d’impuissance fait que l’on n’a plus conscience de l’impact de nos gestes. Cela peut expliquer le fait que l’on n’aille pas voter. On se dit « de toute façon, ce sera toujours les mêmes au pouvoir ». (…)
Et puis, l’abstention peut en partie s’expliquer par ce que l’on appelle « aversion à la perte » ou « aversion du risque ». On préfère un statu quo connu qu’un avenir incertain. Le projet européen, comme tout projet d’émancipation sociale, provoque comme perceptions que le monde n’est ou ne sera plus ce qu’il était. 
Des personnes privilégiées parlent de fin de civilisation, de fin de l’identité… Dans ce cas-là, ce qui fait réagir ce n’est pas juste le risque du changement, mais aussi le risque de perdre ses privilèges.
Quelles sont les pistes à explorer pour reconstruire une forme de confiance et de mobilisation pour ces projets d’émancipation ?
Il y a deux leviers. D’abord, une information claire. Pour revenir au biais de disponibilité : qu’est-ce qui est facilement disponible comme information et qui m’invite à l’engagement ? On baigne souvent dans des informations qui semblent trop compliquées et lointaines. Ce point questionne le choix des sujets par les médias (…).
Ce nous conduit au levier motivationnel. Qu’est-ce qui fait que je vais intégrer un mouvement qui se mobilise pour une action ? Il faut que je me sente légitime dans ces milieux, que je me sente reconnue avec ma spécificité et ma singularité.
Il y aurait donc un travail à faire pour ouvrir et diversifier les milieux militants ?
Il y aurait beaucoup de critiques à faire sur l’exclusion et sur une forme de normativité dans les milieux de lutte, avec une forme de savoir-être spécifique qui est excluante. On s’y retrouve entre expert·es et militant·es, avec des modes de vie dans lesquels il y a beaucoup de personnes qui ne se reconnaissent pas. 
Je m’engage aussi parce que je sais qu’il y aura de la joie, que je vais comprendre ce qu’il se passe, que je ne vais pas avoir peur de dire une connerie, qu’il y a un droit à une incertitude, un droit à la formation, un droit à l’erreur. (…) Il faut qu’on puisse accepter d’autres formes de résolution de problèmes et entendre la diversité des résistances.

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