Le dilemme libéral : jusqu’où peut-on aller au nom de l’État de droit ? (extrait d’une réflexion au sein de la revue géopolitique: CONFLITS)
L’année 2024 a été difficile pour les partis libéraux en Occident : victoire de Donald Trump aux États-Unis, élections européennes marquées par une poussée des droites nationales, dissolution de l’Assemblée nationale en France, élections roumaines, etc. Les réactions varient d’un pays à l’autre mais, au niveau européen, l’on regarde d’un œil attentif les outils employés par chacun dans le barrage face à l’« illibéralisme » et à la lame de fond populiste.
Du point de vue des différentes forces libérales – qu’on peut qualifier de pro-européennes, multiculturalistes et attachées à une vision extensive des droits humains –, le populisme de droite est une menace existentielle pour la démocratie. Une large victoire d’un candidat comme Calin Georgescu aurait signé, de leur point de vue, vraisemblablement la fin de la démocratie roumaine. C’est un combat dans lequel chaque élection est un risque de voir le pays sombrer dans l’obscurantisme, l’« illibéralisme » et l’ombre du Kremlin. Partant, l’utilisation de moyens extraordinaires est légitime ; la justice devient un ultime rempart pour sa propre survie.
Le dilemme des libéraux consiste à faire barrage aux souverainistes sans trahir l’État de droit. Dans ces grandes controverses politiques, on le voit, l’instrumentalisation de la justice est acceptée par une partie de la classe politique et de l’opinion. Elle révolte symétriquement ceux qui sont visés. Le risque est important, pour le camp libéral, de voir ces coups de force grossir les rangs populistes, et surtout d’accentuer une colère qui peinera à redescendre. La Roumanie est marquée par la persistance de la corruption et un personnel politique qui peine à se renouveler du côté des grands partis de gouvernement. Le vote Georgescu n’était pas qu’une adhésion tout entière au projet du candidat, mais aussi le symptôme d’un dégagisme particulièrement visible dans les votes de la diaspora roumaine en Europe occidentale.
La Roumanie est un pays qui entre tardivement dans l’ère des poussées populistes. Là où des pays comme la Suède ou l’Italie ont absorbé en partie la vague des années 2010 et où l’on peut observer un moment « post-populiste, selon la formule du politologue Thibault Muzergues, la droite dure roumaine est assez récente comme force sérieuse d’opposition. La riposte judiciaire contre Calin Georgescu a montré à quel point les partis de gouvernement roumains ne s’étaient pas préparés à faire face à ce surgissement.
Enfin, dans cette tendance qui traverse presque toutes les démocraties occidentales, de la mer Noire à l’Atlantique, il est difficile de tirer autre chose qu’une conclusion en demi-teinte, et peu satisfaisante selon laquelle chaque partie est fautive à un moment ou un autre et porte une part de responsabilité dans le marasme qu’elle prétend combattre. Dans ces polémiques et ces controverses, qui fragilisent la démocratie et le corps politique de la nation, la question de la légitimité est au cœur de la tension entre un pouvoir judiciaire qui redéfinit les contours de l’expression démocratique au nom de la loi et des personnalités politiques fortes d’une légitimité « populaire », bien réelle ou parfois artificiellement gonflée, on l’a dit. Il semblerait que, dans cette période cathartique de nos démocraties, l’antagonisme des forces libérales et des forces populistes produise un moment « schmittien » dans lequel chaque partie revendique un type de légitimité qui sauvegarde son existence politique. Le droit contre le peuple : voilà le dilemme dont on peine à voir comment nos pays vont sortir, la Roumanie comme les autres.