«Nous vivons l’avènement de l’océan mondial»
Nous choisissons de reprendre cet IT paru dans Le Figaro car il résume les grands enjeux qui seront débattus à l’UNOC 25. En métamorphose suit particulièrement cet evenement et consacrera le mois de Mai à préparer l’UNOC 25 qui se déroulera du 3 au 13 Juin à Nice (réunion onusienne et OOSC)
GRAND ENTRETIEN – Dans Osons la mer, l’historien et essayiste Christian Buchet met au défi le prochain président d’installer l’économie et la géopolitique maritimes au cœur de nos priorités.
Pour vous, non seulement la mer est l’avenir de la Terre, mais la mer nous sauvera. Pourquoi un tel optimisme?Parce que l’histoire, la science et l’économie nous le disent. Le programme international de recherche Océanides que j’ai piloté il y a quelques années propose un découpage de l’histoire du monde maritime en trois temps: le temps de la Méditerranée, de l’Atlantique, et du monde. Nous avons le privilège de vivre, en direct, l’avènement de l’Océan mondial. C’est un moment de basculement qui va nécessairement nous amener à changer notre manière de voir, d’avoir et d’être. Et nous entrons dans cette nouvelle époque au moment où la France n’a jamais été aussi grande par la mer.
Personne ne s’en est encore rendu compte…Pourtant, l’enjeu maritime est la vraie clé de décryptage des tensions dans le monde. Les Russes n’ont-ils pas déclenché l’invasion de l’Ukraine pour sécuriser un accès à la mer qu’ils ont perdu depuis la fin de l’Empire soviétique? La ville de Marioupol a été aux trois quarts détruite, mais pas un obus, pas un missile russe n’a endommagé la moindre infrastructure portuaire. On sait aussi que la fonte du pôle Nord libérera des routes commerciales qui changeront la géopolitique mondiale. L’Océan mondial est partout.
Qu’il s’agisse de Pékin ou de Moscou, ces autocraties ont bien compris que les démocraties l’ont emporté au XXe siècle parce qu’elles maîtrisaient les flux, autrement dit, les mersChristian Buchet
Et la Chine?
Elle craint de ne pas devenir la prochaine première puissance mondiale en 2049 – pour le centième anniversaire de la Révolution – si elle échoue à passer de 3,8 millions de kilomètres carrés de domaine maritime à 5 millions. N’a-t-elle pas fixé comme priorité stratégique d’imposer son contrôle sur le Pacifique proche, notamment en réclamant l’île de Taïwan? Qu’il s’agisse de Pékin ou de Moscou, ces autocraties ont bien compris que les démocraties l’ont emporté au XXe siècle parce qu’elles maîtrisaient les flux, autrement dit, les mers.
Vous dites que la France n’a jamais été aussi grande sur les mers, n’est-ce pas une vue de l’esprit?
En 1994, les accords de Montego Bay ont défini un droit de la mer et des zones d’exclusivité économique. Ils font de notre pays le deuxième domaine maritime avec plus de 11 millions de kilomètres carrés, presque à égalité avec celui des États-Unis, et très loin devant l’Australie, qui a 3 millions de kilomètres carrés de moins que nous. Et, contrairement au domaine maritime des États-Unis et de l’Australie, qui résultent de la taille de leurs métropoles respectives, le nôtre est le premier par sa diversité, car il procède à 96 % de l’Outre-Mer. Et il représente une chance inespérée pour l’Union européenne qui est, grâce à la France, l’ensemble politique qui a le plus grand domaine maritime au monde avec 35 millions de kilomètres carrés. C’est dire notre potentiel.
C’est très joli sur le papier, mais qu’en faire?
On ne voit trop souvent dans la mer qu’une surface plane. C’est oublier qu’il y a trois autres dimensions: l’épaisseur d’eau qui va jusqu’à 11 kilomètres dans la fosse des Mariannes ; mais aussi les terres immergées qui représentent 72 % des terres du globe, et dont seuls 20 % ont été explorés ; enfin, on sait aujourd’hui que la biodiversité du sous-sol marin est différente de la biodiversité du sous-sol terrestre. Quatre dimensions, quatre univers aux potentialités encore insoupçonnées. Qu’en faire? En faire le défi du siècle! Car il est plus vital encore que celui de la conquête spatiale.
L’Outre-Mer ne coûte-t-il pas déjà bien trop cher?
Il est hélas trop peu tourné vers la mer, tout comme la métropole. Et ils sont beaucoup trop dépendants des aides d’État. Mais il faut se placer dans le long terme. La biodiversité marine peut apporter à ces territoires l’autonomie qui leur a toujours manqué.
Des exemples?
L’accès aux terres rares. L’extraction des 77 métaux stratégiques indispensables à la technologie de pointe est aujourd’hui entre les mains de la Chine, qui détient près de 82 % des stocks. Et elle entend en diminuer progressivement les exportations. Or, on trouve dans le sous-sol marin de la Polynésie française 18 % des réserves mondiales de terres rares. Seuls deux pays disposent du savoir-faire technique pour les extraire à deux kilomètres de profondeur: la France et les États-Unis. Citons aussi lesrecherches sur l’hydrogène naturel en Nouvelle-Calédonie. Elles peuvent un jour révolutionner la courbe des émissions carbone.
Vous mentionnez dans votre livre un rapport du Grenelle de la mer selon lequel la mer contient la quasi-totalité des solutions pour un avenir durable de l’humanité. N’est-elle pas surtout en péril (pollution, surexploitation de la pêche, etc.)?
Les experts du Grenelle de la mer, dont j’avais coordonné les travaux, ont montré que l’on peut parfaitement concilier le développement économique et la préservation de l’océan, ce que j’appelle le développement désirable. C’est un impératif démographique. N’oublions pas qu’en 2050, 80 % des 10,6 milliards d’habitants annoncés par les démographes seront concentrés sur une bande littorale d’une largeur de 75 kilomètres. Et c’est un impératif écologique. La mer est à l’origine de 50 % de notre oxygène, et elle absorbe près de 40 % de nos émissions de CO2. Il est vrai que cette captation provoque une acidification de l’eau qui est une menace majeure pour l’océan, bien plus grave encore que la dérive des «continents de plastique». Un seul exemple suffit: les coraux, qui abritent près de 30 % de la faune et de la flore marine, dépérissent partout sous le double impact du réchauffement climatique et de l’acidification.
Quel serait l’avenir économique de la mer?
Ce que l’on appelle le «biomimétisme» ouvre d’incroyables perspectives. Sait-on, par exemple, que la peau du requin sécrète une substance à la fois bien plus efficace et compatible avec l’environnement que les antifoulings que nous mettons sur les coques de nos navires pour les protéger des organismes marins qui se fixent dessus? Et que dire du byssus des moules, la plus formidable colle qui soit pour être opérante dans l’eau, et même l’eau salée en permettant à ces coquillages de s’ancrer parfaitement aux rochers. D’autant plus que la biodiversité marine représente 80 % de la biodiversité terrestre. Et les biologistes marins considèrent que l’on ne connaît qu’une infime partie de la microbiologie marine.Un porte-conteneurs de 16.000 « boîtes », ce n’est pas moins de 97 kilomètres de camions mis bout à bout…
Vous affirmez qu’une politique maritime doit nous permettre de repenser l’aménagement de nos arrière-pays. Comment faire pour «maritimiser» nos territoires?
Aujourd’hui, hormis pour le pétrole et le gaz, tout est transporté par containers. Or, deux containers sur trois qui entrent ou sortent de France passent par Anvers, Hambourg et Rotterdam. Pire encore… si vous prenez la région Paca, avec le port de Marseille en son cœur, c’est un container sur deux qui entre ou sort et arrive des trois grands ports du nord de l’Europe. Ce qui fait de l’Alsace-Lorraine la région la mieux reliée aux flux maritimes. Plus une entreprise s’éloigne de l’Alsace-Lorraine, moins elle est compétitive. Quelle entreprise n’a jamais besoin d’importer pour produire et jamais besoin d’exporter pour vendre? Une aberration économique et écologique: le porte-conteneurs qui passe devant Marseille va encore avoir une journée et demie de navigation a minima pour décharger à Anvers, qui est de fait le premier port français. Puis des camions vont traverser toute la France pour atteindre la région Paca. Un porte-conteneurs de 16.000 «boîtes», ce n’est pas moins de 97 kilomètres de camions mis bout à bout…
Les ports d’Europe du Nord n’ont-ils pas pris trop d’avance?
Nous ne devons pas seulement penser à la concurrence avec Anvers ou Rotterdam. Tant que les villes les plus à l’intérieur des terres ne seront pas mieux reliées à leurs ports de proximité, nous ne pourrons pas lutter contre la désertification que la crise des «gilets jaunes» a eu le mérite de souligner. Nos deux grands ports, Le Havre et Marseille, ne seront pas au niveau s’ils ne peuvent s’appuyer sur La Rochelle ou Dunkerque, Sète ou Nantes. Il n’y a pas de grand pays sans grands ports. Et c’est ce qui permettra tout à la fois d’optimiser la compétitivité de nos entreprises, de réduire les émissions de CO2, de lutter contre la désertification, voire de réduire les accidents de la route.
Nos ports sont sous le contrôle de syndicats qui ne facilitent pas l’ouverture au commerce…
C’est moins vrai aujourd’hui. L’obstacle principal à leur développement vient de liaisons routières, ferroviaires, fluviales entre nos ports et le reste du territoire. Considérez qu’il y avait davantage de voies fluviales à l’époque de Louis XIV qu’aujourd’hui. En juin 2019, l’Italie a noué des accords séparés avec la Chine dans le cadre des «nouvelles routes de la soie». Dans les dix ans qui viennent, Pékin va cofinancer le raccordement intérieur des trois ports italiens de Savone, Gênes et Trieste. Si nous ne raccordons pas mieux Marseille à l’intérieur des terres, le quart sud-est de la France sera dominé par le littoral italien.
Emmanuel Macron a évoqué la compétitivité du Havre lors d’un déplacement
L’exemple du Havre est typique du retard français. Il y a vingt ans, sa desserte par voie fluviale représentait environ 25 %, elle n’est plus aujourd’hui que de 15 %. La desserte ferroviaire représentait 20 %, elle n’est plus aujourd’hui que de 4 %. En 1936, il fallait une heure quarante pour aller du Havre à Paris en train. Aujourd’hui, il faut deux heures. Voilà pourquoi, pour remettre notre économie en marche, il faut relier à nouveau nos ports avec le reste de l’Europe.
Les grands travaux sont coûteux mais ils permettent à la France de s’imposer comme un grand acteur du commerce maritime qui ne cessera de croîtreChristian Buchet
Vous demandez une politique de grands travaux qui n’ont été promis par aucun candidat.
En effet, le sujet est négligé depuis très longtemps. Le candidat de La France insoumise avait eu l’intuition de l’importance de la mer lors de sa précédente campagne. Cette fois-ci, Emmanuel Macron en a parlé plus que les autres, mais sans «oser la mer» pour autant. La politique maritime est avant tout une politique d’aménagement du territoire. Les grands travaux sont coûteux mais ils permettent à la France de s’imposer comme un grand acteur du commerce maritime qui ne cessera de croître. N’oublions pas que le secteur maritime salarie directement 360.000 personnes, et que sa valeur de production annuelle de 92 milliards d’euros est supérieure à celle de l’industrie aéronautique (49 milliards en 2020). L’Océan mondial est à portée de mains.
Peut-être que le thème n’apparaît jamais dans les campagnes présidentielles parce que la France n’est pas et ne sera jamais une république maritime…
Ça, c’est l’histoire d’hier. Depuis quinze ans, depuis le Grenelle de la mer, on voit monter ce thème dans la société et même dans le monde politique. On apprend à l’école que 92 % du commerce international en volume passe par voie maritime, et qu’il est moins coûteux et moins polluant. Mais, c’est vrai, on est encore très loin du compte. Une carte représentant la France et ses territoires d’outre-mer sous la forme d’un archipel mériterait de figurer dans tous les établissements scolaires. Elle montrerait que c’est bien la mer qui unit tous les territoires de la République et nous ouvre sur le monde. «Les larmes de nos souverains ont souvent le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée», disait Richelieu. La mer est, pour le meilleur, le rivage de notre avenir.