le faux préféré au vrai, l’image à la chose ….

Nicolas Gastineau PHILOSOPHIE magazine

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Le spectacle n’est jamais neutre

« CONCOURS D’ANECDOTES vs LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE ». Tel est le titre de la dernière vidéo desyoutubeurs français McFly (David Coscas) et Carlito (Raphaël Carlier), tournée à l’Élysée avec Emmanuel Macron. 36 minutes 17 de « gags », de galipettes et de « punchlines »présidentielles. Sans oublier les nombreux rebondissements, notamment ce coup de téléphone au footballeur-star Kylian Mbappé. Prétendument spontanées mais méticuleusement mises en scène, ces séquences absurdes sont bien entendu une opération de communication politique, visant tout particulièrement les plus jeunes. En 1967, Guy Debordpubliait La Société du spectacleun essai prémonitoire qui dévoilait notre époque « comme une immense accumulation de spectacles. » Le spectacle, c’est quand « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Jusqu’à s’absorber dans cette vidéo ? Décryptage. 

  • Le faux préféré au vrai. Pour Guy Debord, notre époque a réalisé l’observation du philosophe allemand LudwigFeuerbach : « Notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être. » Le spectacle, c’est le moment où la représentation triomphe de la chose représentée, où le factice se substitue au vrai pour l’écraser en importance. Le succès des « influenceurs », parmi lesquels les humoristes McFly et Carlito (le fils du chroniqueur Guy Carlier), est caractéristique de ce renversement : un petit-déjeuner est un vécu banal, mais sa mise en scène sur Instagram devient… spectaculaire. La force du spectacle, c’est d’être« mélangé à toute réalité, en l’irradiant ». Le problème pour Debord, c’est qu’à force de circuler, ce faux omniprésent devient plus réel que le vrai, à tel point que l’on finit par confondre les deux… jusqu’à « l’effacement des limites du vrai et du faux ».
  • Concours d’anecdote : le vrai au service du faux. Quoi de plus révélateur de cette confusion qu’un concours d’anecdotes ? Le jeu auquel joue Emmanuel Macron avec les deux vidéastes obéit à une règle simple : il faut raconter une histoire surprenante et l’adversaire doit deviner si elle est vraie ou fausse. Ainsi, au milieu des fausses anecdotes et de l’artificialité de la mise en scène, la vidéo ménage-t-elle de petits espaces où se dit le vrai. Quand Emmanuel Macron raconte sa participation à un concert du fils du chanteur nigérian Fela Kuti à Lagos, la sincérité et la confidence de cette anecdote véridique semblent arracher un instant le spectateur à la facticité de l’ensemble. C’est exactement ce que décrit Debord : « Dans le monderéellement renversé, le vrai est un moment du faux. »Autrement dit, le faux prend appui sur ces instants de vrai pour les agencer à nouveaux frais dans le spectacle, pour les utiliser comme des éléments de la représentation. D’ailleurs, l’attitude de McFly et Carlito a quelque chose de cet ordre : ils semblent naturels et agissent toujours avec la même décontraction. Bref, ils prétendent tourner comment ils vivent, être « vrais » sur la scène et sur YouTube. Et ce « vrai » de leur attitude est bien l’un des ingrédients de cet étrange spectacle.
  • Le spectacle et le pouvoir. McFly et Carlito se sont défendus à plusieurs reprises de faire de la politique. Mais, invités à l’Élysée, peuvent-ils rêver de rester neutres tout en se mettant servilement à disposition de la mise en scène présidentielle ? Dans les commentaires de la vidéo sur YouTube, on en voit déjà les effets: « Quand macron (sic)parle des enfants de Carlito, […] meilleur punchline ever ». En figurant le président de la République comme un joueur très à l’aise, qui jongle entre les traits d’humour et les appels à un footballeur très populaire, ils font de lui ce que Debord appelait une « vedette »  le terme a vieilli, et l’on dirait aujourd’hui plus volontiers star. Mais le principe est le même : la vedette est la « représentation spectaculaire »d’un « homme vivant », celui dont la vie, la fonction et la biographie tout entière donne la matière du spectacle. Des postures du supporter marseillais à son attitude souriante,le chef de l’État devient une star, ou, pour le dire comme Debord, « le pouvoir gouvernemental se personnalise en pseudo-vedette. » 

À vrai dire, les deux youtubeurs ne peuvent éviter d’être politiques, puisque le spectacle l’est toujours. Chez Debord, il est même une fabrique du consentement, en ce qu’il valorise automatiquement ce qu’il représente. Le mot d’ordre qu’il intime au spectateur ? « Ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». Aussi ce concours d’anecdotes est-il, dans les termes de Guy Debord, « le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux ». Cette séance destinée à séduire les jeunes le rappelle : le spectacle n’est jamais neutre.

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