Vu dans Le Monde: Ces chercheurs tentés par la « bifurcation » écologique

Neurosciences, aéronautique, chimie… Des chercheurs issus de disciplines très variées choisissent de changer de voie, de bousculer les habitudes scientifiques voire de modifier le fonctionnement même de la recherche au nom de la protection de l’environnement. 

Par David Larousserie

Que se passe-t-il dans les laboratoires de recherche ? Vent de rébellion, de désertion, de transition, de bifurcation, voire de réorientation de carrière… ? Quels mots employer pour décrire cette tendance qui annonce que la recherche scientifique de demain pourrait ne plus être la même que celle d’hier ?

En effet, de plus en plus de chercheurs décident de modifier leur façon de travailler, voire de changer de sujet d’étude, pour sortir de l’inertie face au réchauffement climatique, pour garder une cohérence entre leurs valeurs et leurs pratiques, ou tout simplement pour « rendre l’humanité possible demain », comme le résume Jean-Michel Hupé, l’un de ces « bifurqueurs ».

Fin 2020, ce chercheur du CNRS a quitté son laboratoire de neurosciences toulousain pour une autre équipe, en sciences humaines et sociales. Fini l’étude de la synesthésie ou de la vision, place à un travail en écologie politique. « J’étais de plus en plus mal à l’aise avec l’idée de voir qu’il ne se passait rien, alors que les climatologues faisaient des constats clairs sur la situation climatique », se souvient-il.

Avant de sauter le pas, il avait cocréé, fin 2018, à Toulouse,  Atécopol (l’Atelier d’écologie politique), un collectif destiné à «partager les savoirs et les rendre opérants face aux ravages écologiques », précise Jean-Michel Hupé. Parmi ses membres, les réorientations sont nombreuses. Julian Carrey, professeur à l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Toulouse, spécialiste de nanotechnologie, qui a rejoint le collectif à ses débuts, étudie maintenant les low-tech et, en particulier, la sidérurgie solaire : « J’ai fait un pas de côté progressif, en me demandant à quoi ressemblerait une société pérenne sur plusieurs millénaires. »

« Changement de rapport au monde »

Un autre « atécopolien », Florian Simatos, en mathématiques appliquées à l’ISAE, a abandonné la modélisation des réseaux de communication, pour s’intéresser à l’empreinte environnementale du secteur de l’aviation, sujet qu’il juge « plus utile ». Dans le même groupe, Hervé Philippe, biologiste en génétique des populations CNRS à la Station d’écologie théorique et expérimentale de Moulis (Ariège), traquait l’origine du vivant, avant de changer pour comprendre l’adaptation des organismes aux stress environnementaux.

Vincent Gerbaud, chercheur du CNRS au Laboratoire de génie chimique à Toulouse, a, lui, arrêté de modéliser des procédés de synthèse pour des recherches plus proches de ses concitoyens, comme l’aménagement du territoire ou la prise de décision. « J’ai passé des années à optimiser des coûts. C’était débile et ça me fait rire aujourd’hui. En changeant mes objets de recherche, j’ai changé mon rapport au monde », estime-t-il.Lire aussi la tribune :  Article réservé à nos abonnés  « L’appel du groupe d’étudiants d’AgroParisTech à “bifurquer” est aussi un plaidoyer pour l’engagement »

Dans la salle de cours de l’INSA, où Le Monde a recueilli leurs témoignages, transpire l’importance de ce collectif original. « Atécopol est précieux pour qu’on ne soit pas seul dans son coin à réfléchir à ces questions. C’est stimulant intellectuellement », apprécie Vincent Gerbaud.

Ces quelque 160 membres de Toulouse sont loin d’être seuls à s’interroger et à franchir le pas de la transition. Un ouvrage collectif, Rencontres intimes avec l’Anthropocène (édition Savoir et s’émouvoir), réalisé par ces différents groupes, paru en janvier, recense une vingtaine de témoignages, parfois émouvants, de prise de conscience et d’engagement vers une recherche plus cohérente avec la défense de l’environnement. L’un pleure au bord d’un lac, en pensant à la disparition d’une civilisation. Une autre craque en réalisant que le réchauffement climatique en Afrique pousse les gens à dormir dehors, et donc à ne plus se protéger par une moustiquaire antipaludisme.

Un mouvement de fond

En France, personne, à notre connaissance, n’a cependant été aussi loin que Mauricio Misquero, postdoctorant espagnol financé par l’Union européenne, qui, en janvier, a déclaré qu’il « désobéissait » en refusant de travailler à son projet lié au spatial, car il faisait « plus partie du problème que de la solution ».

Le mouvement, qui résonne aussi avec des prises de position récentes d’étudiants, à AgroParisTech ou à l’ENS de Paris, qui refusent de servir un système néfaste à la planète, grossit. L’Atécopol a fait des petits à Montpellier, à Paris, à Dijon, à Grenoble, à Marseille… A Lyon, un mouvement proche, La Fabrique des questions simples, co-organisera une conférence fin août avec ce titre en phase avec les questionnements des autres collectifs : « Bifurquer, résister, déserter ? »

En 2019 est née aussi une initiative d’ampleur, Labos 1point5, pour « faire la démonstration qu’une transition est possible. Et que la recherche peut s’appliquer à elle-même, collectivement, les transformations souhaitables pour la société », selon Tamara Ben Ari, une des cofondatrices, chercheuse à l’Inrae, à l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement (Paris). Plus de 450 laboratoires sont entrés dans la démarche, plus de 500 chercheurs appartiennent à divers groupes de réflexion et d’action.Lire aussi :  Article réservé à nos abonnés  Comment les chercheurs réduisent leur empreinte carbone

L’activité de tous ces militants déborde. Labos 1point5 est engagé dans la réalisation de bilans de gaz à effet de serre (GES) et dans l’accompagnement des labos vers la transition. Des sous-groupes réfléchissent à l’enseignement et aux formations. Un autre, on ne se refait pas, étudie ces transitions : efficacité des différents outils ? comment mobiliser une communauté ? effet sur la qualité de vie au travail après une transition ? Un autre encore réfléchit à des indicateurs de qualité de la recherche, ou bien sur des articulations art et science… Le but est une transformation de la recherche de l’intérieur.

Atécopol et ses rejetons sont, eux, plus directement tournés vers la société, avec des tribunes critiques (l’aéronautique, la compensation carbone), des livres (sur le « greenwashing » ou la 5G), des colloques, des manifestations…

Influence de Grothendieck

De cette effervescence se dégage une vision de la science et de la recherche qui peut sembler éloignée des canons défendus par celles et ceux qui en sont à la tête. Olivier Ragueneau, du Laboratoire des sciences de l’environnement marin, à Brest, lors d’un colloque de Labos 1point5 le 1er juin, à Paris, a défendu une science durable, soutenable, plus qualitative que quantitative, voire plus lente. « L’utopie, c’est de penser que notre système actuel est tenable et souhaitable. Au contraire, ce n’est pas utopique de rêver à une recherche plus collective, créative, interdisciplinaire. »

Sa collègue Tamara Ben Ari insiste sur « la coopération plutôt que la compétition » et veut « donner du pouvoir à la communauté », par les outils de bilan GES, afin de « permettre la réappropriation de [ses] métiers » par cette communauté, de ses pratiques et orientations. A Toulouse, Julian Carrey est engagé avec Sébastien Lachaize, lui aussi enseignant-chercheur à l’INSA, dans une recherche sur les low-tech, sur leurs définitions, mais surtout sur la manière de les rendre « pérennes, équitables et conviviales ».

Sur les épaules de ces chercheurs engagés plane l’ombre d’un de leurs prédécesseurs, le mathématicien Alexandre Grothendieck (1928-2014). Il avait lui aussi « bifurqué » en 1970, quittant le prestigieux Institut des hautes études scientifiques et les honneurs (médaille Fields en 1966) pour mener une croisade écologique, incitant à réfléchir à l’avenir de la planète et de la recherche. A l’époque, le péril qui l’inquiétait était plutôt l’escalade nucléaire que le réchauffement climatique, mais les questions résonnent toujours aujourd’hui, à lire la publication récente d’une de ses conférences les plus célèbres : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » (Editions du Sandre, 104 p., 9 euros).Lire aussi Article réservé à nos abonnés  Le règlement de comptes posthume du génie mathématique Alexandre Grothendieck

Un point commun avec les « bifurqueurs » d’aujourd’hui est la méthode. Alexandre Grothendieck rappelait à son auditoire que désormais, à chaque déplacement pour des invitations, il demandait à ouvrir un débat de réflexion sur la science avec ses collègues et les étudiants. « On a hacké pas mal de conférences et de cours nous aussi, pour inviter les étudiants à réfléchir à ces questions ! », disent plusieurs des membres d’Atécopol.

Ce « piratage » a fini par payer, puisque leur école ou université a modifié les cursus pour inclure ces dimensions réflexives et prospectives. « Les étudiants viennent à nos cours, donc c’est bon signe, constate Julian Carrey. Lors de nos conférences-débats, les collègues prennent des coups de bambou sur la tête, mais ne sont pas hostiles. »Même si, dans les couloirs, certains leur disent qu’ils ont « mal tourné ».

« Dégager du temps pour réfléchir »

Pour l’instant, cette radicalité en germe n’effraie pas les employeurs. Le CNRS, l’Inrae et l’Ademe soutiennent par exemple Labos 1point5 avec la création d’un Groupement de recherche (GDR) portant le même nom, en parallèle du collectif qui reste autonome, ce qui permet à tout membre de la recherche publique de déclarer du temps de travail pour cette activité un peu périphérique.

Jean-Michel Hupé, du CNRS, n’a pas rencontré de problèmes dans sa mobilité acrobatique des sciences naturelles vers les sciences humaines. Sébastien Lachaize, autre membre d’Atécopol, insiste : « Nous avons la chance d’avoir des dispositifs comme les temps partiels, qui permettent de dégager du temps pour réfléchir, expérimenter, tester. Profitons-en. »

« Il faut donner la possibilité aux gens de consacrer autant de temps qu’ils le souhaitent à cette question, y compris dans le cadre de leur métier, et quel que soit leur statut. Le GDR Labos 1point5 permet exactement cela. C’est une victoire politique collective », rappelle Olivier Berné, astrophysicien à l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie, cofondateur de Labos 1point5. En revanche, le « désobéissant » Mauricio Misquero a été licencié en avril.Lire aussi :  Article réservé à nos abonnés  « La recherche bas carbone met en tension le fonctionnement académique ordinaire »

Néanmoins, le climat pourrait changer, quand les efforts demandés se rapprocheront du cœur de métier. « Une chose qui n’est pas découverte ne peut pas avoir de mauvais usages », rappelle Hervé Philippe, qui pose ainsi la délicate question de poursuivre ou non certaines recherches. « Il faut reconnaître que certaines activités sont nuisibles à l’habitabilité de la planète et que la technologie ne sauvera pas nos modes de vie. Augmenter la connaissance, c’est nécessairement plus d’énergie et plus de matière dépensée : la question de la recherche fondamentale dans un monde en décroissance et au sein d’une société pérenne est donc particulièrement délicate», précise Julian Carrey.

Jean-Michel Hupé, ajoutant que « les sciences sont aussi en partie responsables de la catastrophe en cours », plaide avec son collègue pour des débats ouverts entre scientifiques et citoyens pour discuter des orientations de la recherche. « Il faut identifier ce à quoi nous tenons et que nous y consacrions de l’énergie, des ressources et des moyens humains. Cela nécessite de mettre dans une même balance des choses aussi différentes que des steaks de bœuf, un nouveau télescope, des superyachts, un programme de recherche en cancérologie, un festival de musique… Ce n’est pas aux scientifiques de répondre à des questions aussi délicates, mais cela nécessite des débats citoyens éclairés par les scientifiques et de se mettre au clair sur nos valeurs communes », complète Julian Carrey. Les bifurcations promettent d’être animées.

David Larousserie

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