Orsenna et l’ogre Bolloré

Dans son livre Histoire d’un ogre, à paraître le 16 février chez Gallimard, l’écrivain Erik Orsenna s’élève contre Vincent Bolloré. Dans un entretien au Monde, il s’explique sur cette publication qui devrait faire réagir dans le milieu de l’édition.

Pourquoi avoir utilisé le conte pour retracer ce parcours de l’ogre ?
Le conte est au fond la manière la plus politique qui soit d’aborder les choses. Les grands romanciers du social comme Zola ou Balzac sont avant tout d’immenses reporters. Le conte, c’est la force du XVIIIe siècle. Je me suis nourri de Swift, de Voltaire, de Diderot, de tous ces gens qui face à une situation bloquée en dénonçaient les risques et les ridicules pour essayer de faire advenir une société meilleure. Le conte, avec la caricature qu’il comporte, permet de forcer les traits et d’interroger sur un autre avenir possible.

Vous ne citez pas le nom de Vincent Bolloré. Pourtant, vous ne faites aucun mystère sur son identité en décrivant sa carrière et son ascension, ses origines bretonnes, son lieu de résidence à Paris et ses dernières acquisitions dans les médias et l’édition. Pourquoi Vincent Bolloré ?
Ce qui m’intéressait en tant qu’économiste, c’était de montrer que cet homme à l’appétit insatiable n’est pas un entrepreneur. C’est un homme d’affaires et de coups, il se glisse dans les nids construits par d’autres. C’est un prédateur qui n’apporte rien d’autre aux entreprises qu’il achète que son nom. L’ogre c’est le « toujours plus ». Il veut tout engloutir, il n’en a jamais assez. Ce que je fais avec ce livre c’est : « balance ton ogre ». Mais il n’y a pas que cela : Bolloré incarne l’extraordinaire pathologie de notre société dans le rapport entre l’argent, la presse et le livre. Je suis un adepte de Montesquieu et je suis convaincu que le pouvoir corrompt et que le pouvoir absolu corrompt absolument. Un milliardaire ne peut pas être en même temps patron de presse et dirigeant de grandes maisons d’édition. C’est une situation malsaine. Ce livre a vocation à expliquer et à secouer.

D’autres milliardaires ont investi dans les médias comme François Pinault (« Le Point »), Bernard Arnault (« Les Echos ») ou Xavier Niel, actionnaire du « Monde »…
Mais absolument pas dans les mêmes proportions et ils ne sont pas dans l’édition. La particularité de Vincent Bolloré, c’est son interventionnisme extrêmement brutal dans les médias et les maisons d’édition et ce, au service d’une cause politique qui en fait pour moi un adversaire. S’il n’avait pas mis tout son empire au service d’Eric Zemmour, je ne me serais jamais lancé dans cette croisade. Il met son pouvoir au service d’une parole de haine. C’est unique à ce niveau dans le capitalisme français. Vincent Bolloré est dangereux pour la démocratie.

En quoi menace-t-il le livre ?
Si on l’avait laissé faire, c’est-à-dire cumuler Editis et Hachette, il détiendrait 60 % des sorties de livres, 70 % de la distribution et 80 % du scolaire. Une société où une seule personne pourrait dominer tout ça me fait peur. Et quand cette personne a un projet idéologique, ce n’est plus seulement une menace, c’est un adversaire. L’indépendance du livre a toujours été ma grande affaire.

Lorsque j’étais conseiller de François Mitterrand, entre 1983 et 1984, je me suis battu aux côtés de Jack Lang en faveur du prix unique du livre qui a sauvé le réseau français des libraires et donc la diversité de la production. Je me suis ensuite beaucoup battu pour les bibliothèques et le livre électronique. Ma conviction absolue, c’est qu’il n’y a pas de démocratie sans lecteurs. La question qui se pose à nous démocrates, c’est comment inventer des contre-pouvoirs face à cette invasion grandissante de la finance qu’incarne Bolloré dans l’édition.

Qu’est-ce qui vous a alerté sur le risque Bolloré ?
Je l’ai vu à l’œuvre à Canal+. Ça a été la première alerte qui a montré son envie de prise de contrôle et de mépris des gens. Cette chaîne était un espace de liberté et d’insolence totale. Dès que Bolloré a pris la chaîne en main, la liberté a reculé. Partout où il arrive, il est omniprésent. Surtout, le grand danger avec Vincent Bolloré, c’est l’autocensure de tous ceux qui ont peur de lui déplaire, de le fâcher. On le voit chez Editis qu’il détient encore où des projets de livres ont été annulés. Chez Hachette, le renvoi d’Arnaud Nourry, l’ancien directeur général, a sonné comme la mainmise des banquiers d’affaires sur l’artisanat. On ne supportait pas que quelqu’un d’indépendant ait réussi à créer un des meilleurs groupes au monde sans projet politique, mais uniquement mû par un projet culturel.

Avec ce livre, il n’est plus question pour vous de publier dans son groupe…
Beaucoup d’autres auteurs sont partis avant moi. Je voulais honorer mes projets en cours et surtout expliquer pourquoi je partais. Je ne pouvais pas rester sous la houlette de cet ogre. Je ne voulais pas cautionner son système. Se retrouver censuré ou sous pression ne m’aurait pas été supportable. Mais j’aurais autant détesté que l’on puisse se servir de ma présence pour dire : « vous voyez nous ne sommes pas si méchants, Orsenna écrit ce qu’il veut ». Quitter Fayard et Stock est pour moi extrêmement triste car je suis profondément attaché aux équipes de ses maisons. Je publierai désormais mes romans chez Gallimard et mes essais chez Flammarion et au Seuil qui sont des éditeurs indépendants.

En avez-vous fini avec l’ogre ?
Son cas ne m’intéresse plus, mais je compte poursuivre mon combat contre le déclin de la biodiversité intellectuelle. Au-delà du cas Bolloré, je veux continuer à travailler sur les règles juridiques que l’on pourrait mettre en place pour limiter les dérives en limitant les parts des grands groupes dans la presse, par exemple, et en réfléchissant à comment empêcher que les mêmes détiennent les médias et l’édition. C’est le seul moyen de garantir la liberté d’expression et d’enquête. Je vais bientôt être auditionné par la Commission européenne sur tous ces sujets. Le combat ne fait que commencer !

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