Liberation : A bord de l’«Arctic Sunrise», Greenpeace combat le chalutage à grands coups de pierres dans l’eau
Au large des Pyrénées-Orientales ce mercredi 21 mai, un équipage de militants écologistes a balancé d’énormes pierres dans l’eau afin d’empêcher les chalutiers de ratisser les fonds marins «protégés». Réclamant au gouvernement l’interdiction de cette pratique légale.
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Il est 6 heures du matin, un soleil rouge flamboyant vient de percer l’horizon. Juste de quoi éclairer ce qui se trame à l’aube de ce mercredi 21 mai, en pleine Méditerranée. Sur le pont de l’Arctic Sunrise, navire de toutes les luttes écologiques flanqué d’un arc-en-ciel et des immenses lettres blanches «GREENPEACE», tous s’affairent. L’imposante grue à l’arrière du bateau s’ébranle pour la première fois de ce lent voyage démarré vingt-quatre heures plus tôt au port de Marseille. Elle saisit un lourd bloc de calcaire, le lâche sur une rampe métallique dirigée vers les eaux sombres. Le rocher glisse, crisse sur le métal, puis chute. Splash. L’équipe d’une trentaine de militants écologistes vient de poser la première pierre de leur nouvelle opération coup de poing : le largage de quinze rocs d’une à deux tonnes au cœur de l’aire marine protégée (AMP) du golfe du Lion, au large de Perpignan, afin de barrer la route aux chalutiers autorisés à déployer leurs filets dévastateurs pour la biodiversité sous-marine.
Pas le temps pour les effusions de joie. Transparents, les militants de Greenpeace préviennent immédiatement les garde-côtes de Port-Leucate (Pyrénées-Orientales) de leurs manigances afin de mettre à jour les cartes de navigation. De sorte que les chalutiers ne viennent pas s’aventurer dans cette zone minée de rochers au risque de déchirer leurs filets. Pendant ce temps, l‘Arctic Sunrise poursuit son chemin. 100 mètres plus loin, il lâche un deuxième rocher dans un bruit sourd, accompagné du bruit des vagues contre la coque. Une banderole rose fuchsia sur laquelle est inscrit «Protection d’aire marine en cours» est déployée sur les garde-corps du navire. Les mines affichent bien quelques sourires à la vue du roc se noyant par 40 mètres de fond, mais l’équipage international reste concentré. Il reste encore treize rochers.
«Nous avons raison d’être ici»
Le site choisi ne doit rien au hasard. A seulement cinq kilomètres au large de Perpignan, le parc naturel marin du golfe du Lion illustre parfaitement les lacunes françaises en matière de protection des océans. Si aujourd’hui 33 % du territoire maritime français est classé «aire marine protégée», le chalutage de fond y est toléré dans une immense majorité d’entre elles. Ainsi, pour Greenpeace, seuls 4 % de ces sanctuaires bénéficient de régulations et d’un niveau de protection réellement efficace, dont seulement 0,03 % dans les eaux métropolitaines – le reste se concentrant surtout sur les terres australes. Un chiffre dérisoire que l’organisation internationale entend rappeler au gouvernement français, à deux semaines de l’ouverture de la Conférence des Nations unies sur l’Océan (Unoc), le 9 juin à Nice. «Ce qu’on veut, c‘est une décision politique claire : l’interdiction du chalutage de fond dans les aires marines protégées», résume, depuis la cabine du capitaine, François Chartier, chargé de campagne océan chez Greenpeace.
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L’ONG dénonce la complaisance de la ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, avec le secteur de la pêche. Le ministère n’est pas favorable à un arrêt soudain du chalutage de fond dans l’ensemble des aires marines protégées tricolores, arguant que la France a déjà fait interdire cette pratique sur 40 % de ses eaux territoriales en Méditerranée. «Il serait contre-productif de stigmatiser le chalutage de fond alors que les pressions sur le milieu sont multiples», explique-t-on dans l’entourage d’Agnès Pannier-Runacher, où l’on pointe les pollutions engendrées par les problèmes d’assainissement dans le parc des Calanques à Marseille, ou encore l’ancrage des bateaux de plaisance détruisant les posidonies. Ainsi, la ministre prône un régime de protection des AMP françaises «au cas par cas» sur la partie hexagonale, son entourage précisant qu’un travail est en cours sur le sujet, fondé notamment sur les travaux de scientifiques de l’Ifremer, pour faire évoluer certains critères de protection en fonction des espèces ou écosystèmes critiques à préserver. Des annonces sur le sujet devraient être faites à l’Unoc.
Le paradoxe a de quoi interroger : une aire marine protégée peut-elle réellement être considérée comme telle si la pêche au chalut y est autorisée ? Tôt ce matin encore, quatre chalutiers s’affairaient à quelques kilomètres de l’Arctic Sunrise – la preuve pour Laura, militante depuis trois ans, que «nous avons raison d’être ici». Concrètement, les chalutiers déposent au fond de la mer des filets lestés, ce qui leur permet de racler tout ce qui se trouve sur leur chemin : herbiers marins, coralligènes, poissons plats. Pire encore, une récente étude scientifique a permis de révéler que le chalutage de fonds contribue à libérer du CO2 en masse. «C‘est une sorte de péché originel, poursuit François Chartier. Il n’y a aucun accord commun sur la définition précise d’une aire marine protégée, et dès leurs créations, les pêcheurs ont obtenu l’autorisation de se servir.» Parc naturel marin, Natura 2000… Les statuts diffèrent d’une façade maritime à l’autre, entravant la possibilité d’une coordination nationale de toutes ces aires marines protégées.
Désobéissance civile
Face à cette situation qui dure depuis trop longtemps, Greenpeace prend les devants. Voilà cinq mois que cette mission est préparée dans le plus grand secret. Le tout dans l’espoir d’affecter le moins possible la biodiversité locale. Alors oui, l’Arctic Sunrise consomme du gasoil et émet du CO2, et la pollution sonore qu’il génère contribue à gêner les cétacés. Certes, la chute de ces rochers au fin fond de la mer peut soulever des sédiments et écraser de petits crustacés. Mais l’organisation assure avoir pris ses précautions : la zone choisie ne comporte pas d’habitats sensibles. Les blocs de calcaire, extraits d’une carrière espagnole samedi dernier, sont semblables à ceux présents naturellement dans la région. Et à long terme, on peut espérer que certains de ces rochers soient colonisés par la faune marine et contribuent ainsi à la régénération de la biomasse. «Ce n’est pas forcément un impact positif ou négatif : à cette échelle, c‘est très limité», souligne François Chartier, qui rappelle que la zone obstruée par Greenpeace ne fait qu’un kilomètre carré sur les 4 000 de l’aire marine protégée du golfe du Lion. Une action symbolique, donc.Protection des océans : des ONG portent plainte à Bruxelles pour l’arrêt du chalutage de fond dans les aires marines «protégées»
La radio grésille à nouveau. Le sémaphore de Leucate, qui contrôle le trafic maritime, prévient : «Ce que vous faites est illégal.» L’ONG le sait et l’assume, consciente des risques encourus, que vient concrétiser une visite de la gendarmerie et de l’armée à bord de l’Arctic Sunrise. Cette nouvelle forme de désobéissance civile non violente, testée et approuvée au Royaume-Uni en 2022, a uniquement pour but d’interpeller le gouvernement et le pousser à agir. Et certainement pas de s’opposer aux pêcheurs, qui, en soi (et c‘est ce que dénonce Greenpeace) font leur métier en toute légalité. «On ne va pas à l’assaut de leurs bateaux, on veut simplement les empêcher de revenir à cet endroit précis», argumente l’un des militants qui contemple le sixième rocher valser à l’eau, café en main.
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«Beaucoup de gasoil dépensé pour pas grand-chose»
Justement, côté pêcheurs, la manœuvre laisse perplexe. «Beaucoup de gasoil dépensé pour pas grand-chose», soupire au bout du fil Bertrand Wendling, directeur de la coopérative maritime Sathoan, la plus importante organisation de producteurs du coin. Si ses 120 navires de pêche adhérents travaillent bien dans le golfe du Lion, sur des fonds plats et vaseux, ils n’exploitent pas la zone visée par Greenpeace. En clair, cette action n’est qu’un «coup d’épée dans l’eau». «Ils viennent ici, on a les traces, on a bien choisi cet endroit parce qu’historiquement, ils sont là», affirme François Chartier. «Il y a peut-être un margoulin qui traîne, mais il n’y a pratiquement pas d’activité de chalutage dans ce coin», assure de son côté Bertrand Wendling. Si ce fervent défenseur de la pêche dit comprendre «leur envie d’agir pour la protection de l’environnement», il insiste : «Dans un parc naturel marin, on n’interdit pas les activités de production humaines : on les encadre pour qu’elles soient plus durables.»Greenpeace demande la création de la première réserve marine mondiale en haute mer, au large des Galapagos
Pourtant, même encadrée, la pratique du chalutage a d’importantes conséquences sur les écosystèmes. Bertrand Wendling préfère ne pas s’y attarder. Et évoquent les «vraies problématiques» autour de la mer Méditerranée. Au choix : espèces invasives, changement de routes migratoires des poissons, canicules marines, raréfaction des espèces pêchées… Sur ce point, difficile de lui donner tort : la Méditerranée est bien en première ligne du réchauffement climatique. Et les pêcheurs sont parmi les premiers à en payer le prix fort. Bertrand Wendling s’en désole, aurait préféré le dialogue et la coopération avec l’ONG pour mener d’un même front ces combats. Sa coopérative ne poursuivra pas Greenpeace en justice — «C‘est à l’Etat d’intervenir.» Pour lui, «il y a tellement d’autres choses à faire que de jeter des rochers pour aider la Méditerranée».
Pendant ce temps, sur la passerelle de l’Arctic Sunrise, les activistes de Greenpeace, imperturbables, achèvent leur mission. Après trois heures, le quinzième et dernier roc vient enfin de faire le plongeon, sous les cris de joie et les applaudissements. Un kilomètre carré de Méditerranée désormais préservé des chalutiers.