Fabriques de peuples par le philosophe Gérard BRAS

De Nuit Debout à Occupy Wall Street, du Printemps Arabe à la Révolution des parapluies à Hong Kong, les mouvements de revendications de la dernière décennie ont fait resurgir le terme de « peuple » dans le discours politique contemporain, dévoilant un large spectre de significations. Derrière l’apparente unité se cachent en réalité trois visages distincts, parfois contradictoires mais toujours inséparables.

Ethnos, démos, plethos, ochlos, laos, populus, plebs, turba, multitudo ? Nation, Peuple souverain, plèbe, multitude, foule, communauté autonome ? Classes populaires aussi, pour le dire avec des mots de la sociologie politique[1], conjuguant le vocabulaire du peuple et celui des classes, occulté en « classes moyennes » par le discours économiciste dominant. Démocratie, république, pouvoir du peuple, populisme, souveraineté populaire ? Selon la scène, celle de la nation, du parlement, ou de la rue, selon la scénographie médiatique aussi, ce sera l’un ou l’autre, l’un et l’autre mêlés. « Peuple » est un concept impur.

Un constat : les luttes politiques ne sont plus conduites dans le vocabulaire des classes. Celles-ci n’ont pour autant, pas plus que la lutte des classes, disparu. Ce changement de vocabulaire signe une évolution que la sociologie politique « Plus que la fin de la classe ouvrière, nous assistons aujourd’hui à la fin de l’hégémonie que la classe ouvrière a su bâtir sur le populaire[2]. » Comme à chaque crise depuis le XVIIIe siècle, l’hégémonie du signifiant « peuple » pour nommer le sujet politique, sans lever ses ambiguïtés, bien au contraire, est le symptôme d’un changement profond dans la manière de concevoir et de conduire le conflit politique.

Sans doute, au lendemain de l’effondrement du communisme bureaucratique, certains ont-ils cru à son évaporation, à l’avènement d’une société apaisée, réconciliée avec elle-même. C’était oublier l’essence même de la politique, croire que la démocratie puisse être un régime stable. Comme à chaque rupture, depuis deux siècles et demi, le combat démocratique, celui de la liberté et de l’émancipation collective, revient en se retrouvant sous le thème du peuple. Le spectre du peuple vient poser à nouveau frais la question de la démocratie, sous forme de retour aux racines de la liberté politique en un moment où le gouvernement représentatif voit contester son monopole de l’expression légitime de la « volonté du peuple ».

La question n’est pas socio-économique, mais politique et philosophique, donc de sociologie et de théorie politiques. À l’époque de la globalisation capitaliste, se joue, dans ce retour, contradictoirement, la réactivation d’un ordre et de repères anciens et celle des promesses déçues de la démocratie : l’ethnos prétend retrouver les « valeurs » de la « nation », escamotées par la globalisation, alors que la multitude se présente comme puissance capable de refonder la démocratie, de réveiller un démos somnolent et de restaurer une démocratie originaire, radicale et authentique.

Ce retour du peuple, qui peut s’entendre comme retour de bâton, s’ouvre à la fin des années 80 par le slogan des manifestants d’Allemagne de l’Est, dite République démocratique, « C’est nous qui sommes le peuple », retourné en quelques semaines en « Nous sommes Un peuple » : l’ethnos vient alors soutenir
un populus qui fige, sous la souveraineté de l’État, légitimée en « Peuple
souverain », une multitude autonome et agissante prétendant à l’exercice de la souveraineté populaire. Analyse rapide, certainement, mais faisant signe vers une réelle question.

Non pas celle de l’ambiguïté du nom de peuple, dans les langues modernes, essentielle au discours politique[3]. Ni celle de savoir ce qu’est le peuple : la question d’essence est sans réponse, ou bien ne reçoit qu’une réponse policière, circonscrivant une multiplicité d’humains sur un territoire soumis à un pouvoir administratif. Mais celle de savoir comment faire peuple, comment une multitude peut être unifiée ou s’unifier en un peuple. Ou plutôt, celle de savoir à quel peuple, actuellement manquant, il est nécessaire d’en appeler, c’est-à-dire de s’efforcer de constituer, en vue de réactiver le processus de démocratisation.

Posons une hypothèse : un peuple c’est une manière d’être d’une multitude. Autrement dit, une multitude est unifiée ou s’unifie en un peuple, non pas en raison d’une qualité objectivement déterminable, ou d’un intérêt commun, mais en raison d’une expérience collective, d’un agir en commun et de la conscience partagée par ses membres, dépassant par-là leurs particularités, de participer de ce collectif.
Une manière d’être est une disposition ou habitus produit d’une modification, déterminant un type de rapport aux autres et de considération de soi, ne passant plus par la réflexion ou la décision, donc vécue comme naturelle. « Seconde
nature », selon les classiques.

Il en va par exemple des marques de politesse dans les rapports sociaux, civilités, règles d’abord dites, puis incorporées comme gestes accomplis sans même y penser, dont l’absence heurte les autres comme anomalie. Ces manières d’être coagulent des habitudes de façon telle que leur spontanéité les fait passer pour naturelles, dans l’oubli des processus d’apprentissage les ayant fixées. Une multitude d’humains, plus ou moins dispersée sur un territoire, ayant acquis des manières d’être partagées entre ses membres, forme un peuple, en un sens anthropologique.

La disposition qui en découle se vit comme naturelle et l’appartenance au peuple comme condition d’existence de l’individu. D’où la tentation de les croire naturelles ou de les fixer en caractère national selon l’imaginaire psychologique des peuples. Manière d’être dit plus qu’idéologie en l’incluant : elle dit la pensée dans et par les corps (Pierre Bourdieu). Cependant, ceci ne suffit pas à former un peuple politique, ni même à légitimer la revendication à le constituer.

Ce peuple ethnos ne prend sa dimension politique qu’avec l’assomption moderne de la nation et son arraisonnement par l’État souverain : c’est le nationalisme qui

crée les nations, non l’inverse (Ernest Gellner). Les classiques, avec Montesquieu, interrogent les rapports entre les mœurs caractérisant un peuple, et le régime politique dont il est capable. Le Législateur de Rousseau est assigné à cette tâche : articuler les habitudes aux exigences du pacte social déterminé par la nécessité de « changer de manière d’être » pour sortir d’une crise risquant d’être fatale. Spinoza s’interrogeait aussi sur les limites d’une complexion (ingenium) collective déterminant historiquement les possibles changements d’une forme politique.

Si, pour les modernes, le Peuple, populus ou dèmos, mais les deux termes n’ont pas la même valeur, est un principe légitimant le pouvoir souverain, il n’existe effectivement que sur le mode d’un peuple pétri de ses mœurs, ethnos imaginant son identité à travers le temps, voire se fantasmant porteur de valeurs universelles à propager dans le monde. Sous la crainte de cette « densité promiscuitaire et tumultueuse, époumonée d’affects, tactile et braillarde. Radicalement triviale, non idéalisable : une tourbe[4]. Qui comprend le trouble, l’incorrect, parfois l’ignoble[5]. » Dèmos ou ochlos, turba ? Où trouver ce peuple turba aujourd’hui ? Dans les foules vindicatives ou dans la masse consumériste ? Que devient l’opinion publique, formée par les citoyens informés, réfléchissant librement à l’intérêt commun à l’ère des sondages d’opinion façonnant haines et désirs particuliers ?

Si un peuple est une manière d’être d’une multitude, il y a donc plusieurs manières d’être peuple, plusieurs modes d’apparaître comme un peuple. Tout énoncé du type « nous sommes le peuple », ou « nous sommes un peuple », sous-entend une différence d’avec un « vous » ou un « eux » qui n’en êtes ou n’en sont pas, ou qui procède d’une autre manière d’être peuple, d’un autre peuple. C’est ce jeu des différences qui fait exister, ici ou là, tel peuple, telle manière de se présenter comme peuple, de se présenter à l’autre qui n’en est pas, donc aussi à soi-même, à la multiplicité des sujets se reconnaissant sous la figure qui apparaît et les convoque ou les interpelle. Manière d’être peuple est manière pour ses membres de se reconnaître appartenir à ce peuple-ci. Il faut donc une instance où une manière d’être puisse apparaître, à la fois à ses membres et aux autres et se différencier de son autre. Sous deux rapports : de ces autres situés hors du peuple, ou de ceux qui, du sein du peuple, sont censés mettre en cause son unité, voire son identité, ou son unification.

J’appelle scène cette instance d’apparaître à soi et aux autres, qui joue en même temps comme opérateur de constitution, médiation entre une multitude et un peuple, par laquelle elle se fait connaître à elle-même et aux autres comme étant unifiée en peuple : sur une scène une figure se présente comme susceptible d’interpeler les membres d’une multitude se reconnaissant appartenir à ce peuple.
« Scène de l’Autre » (Jean-Toussaint Desanti) sur laquelle chacun se trouve en rapport avec trois modes d’altérité : cet autre, avec qui se réunir, celui contre qui se battre et, enfin, ce tiers, un temps indifférent au conflit, qu’il faudrait gagner à soi.

Il n’y a pas de peuple naturel, il est toujours donné sous la médiation d’institutions.

Sur chaque scène, une dramaturgie donne chair à la formation et l’action d’un peuple, dramaturgies réalisées par des instances comme l’école, les romans, les films, la musique, les stades, les partis, les syndicats. La presse, les médias de masse, inventés par la modernité, apparaissent comme instance à la fois de mise en scène et d’amplification publique de ces dramaturgies.

Trois scènes configurent trois manières d’être peuple au sein d’une même société, invalidant par avance toute tentative d’homogénéisation, rendant possible en telle conjoncture la prédominance de l’une sur les deux autres, sans supprimer les contradictions qui les relient, sans jamais atteindre à l’exclusivité. Toute thèse soutenant l’homogénéité du peuple repose sur le déni d’existence de deux d’entre elles. Ces trois scènes, je les nomme pays, urnes-parlement et rue-comités.

Sur la première se présente la communauté des vivants et des morts, transhistorique, imaginée productrice d’un monde singulier et d’un mode de vie, parmi d’autres. Le peuple y apparaît comme agent construisant le pays et, dans les versions non-racialistes, produits de sa propre activité. Les paysans ouvrent le cortège, souvent soldats dont les noms iront s’inscrire sur les monuments aux morts des places des villages et des villes. Ils ne sont pas occupants d’un territoire, mais artisans d’un pays rendu habitable par la culture des sols et le soin des âmes, transformant les données tectoniques et climatiques en réalités géographiques, humaines. Les vivants s’imaginent par-là fils et filles du pays, de la mère patrie, ayant charge d’héritage, devoir à l’égard des morts. Rien ne contraint à en faire une terre : Édouard Glissant considère le bateau négrier comme le pays des Antillais descendants d’esclaves, pays de l’entre deux, du déracinement. Ce peut être aussi

une langue, comme le fut le Yiddish pour le sionisme diasporique européen de la fin XIXe et du début XXe.

Dans tous les cas, les ancêtres exigent des vivants qu’ils soient dignes de l’héritage transmis[6], engageant chacun à la fierté nationale, fierté pour ce peuple. La dramaturgie qui anime cette scène dispose des figures emblématiques, celles des
« fondateurs » ou « fondatrices », ou d’autres, plus récentes voire contemporaines, l’incarnant[7], rendant raison de l’identité de la nation à travers son histoire. Elle en fait un drame au cours duquel se forgent des « valeurs » communes. Elle se réalise en même temps dans les œuvres littéraires, théâtrales, musicales ou cinématographiques, formant une culture nationale-populaire (Gramsci), voire sur les stades, et par l’école, médiation formant les membres de ce peuple en les interpelant en sujets nationaux qui, pour les modernes, sont aussi porteurs de droits civils, politiques et sociaux.

On aperçoit ici l’impossibilité d’isoler cette scène où apparaît l’ethnos, de celle
du dèmos ou du populus, celle de l’identité imaginée de celle de la représentation politique : si la production artistique et culturelle est spontanée, l’école est sous autorité du souverain et, pour lui, pièce maîtresse de la construction du peuple. De là, la dimension éminemment politique des débats sur le sujet. En tout cas, ceci révèle, si besoin était, qu’il n’y a pas de peuple immédiatement donné, comme naturel, mais toujours sous médiation d’institutions par lesquelles il est ce qu’il est.

La deuxième scène présente le passage d’un état de nature, hypothétique ou réel, peu importe, à l’état civil, par la médiation d’un pacte social, légitimant l’exercice d’un pouvoir souverain. Ici, la multitude devient un peuple, chacune avec chacun, par le medium du représentant qui figure, donc confère, unité au représenté, soit par incarnation, soit par projection de chacun en tous voire dans le Tout. Par le souverain, il y a de la Loi, nécessaire à la vie commune, Loi supplantant, chez les modernes, toutes les autres, familiales, religieuses, sociales. C’est ce qui caractérise la laïcité de l’État. Sur cette scène se déploie la dramaturgie du devenir politique, par laquelle le Peuple se fait principe ou auteur des lois, par laquelle il est constitué sous l’autorité de ses représentants dont il légitime le pouvoir. Ce peuple, au principe de la loi, « Celui qui seul fonde » (Jules Michelet), se reconnaît réellement dans l’obéissance aux lois dont il est, « en quelque sorte », l’auteur. Passage d’une égalité naturelle à une égalité de droit. De droits ?

Cette dramaturgie escamote une difficulté : le représentant parlant « au nom du peuple » semble en être comme le délégué, alors même que c’est cette parole interpelant une multitude qui en réalise l’unité, voire l’homogénéité, sous condition que les membres de la multitude l’entendent et s’y reconnaissent. « Parler au nom de », c’est réellement s’adresser à celles et ceux au nom de qui l’on parle et les constituer comme corps unifié par un « Je vous ai compris » qu’une acclamation ponctuera, ou non. Ce qui signifie aussi que la représentation maintient une distance permanente entre représentant et représenté, et doit toujours être refondée, autrement dit qu’aucun représentant n’est justifié à se présenter comme étant le peuple : celui-ci ne se laisse incarner dans aucune figure.

Du coup, le thème de l’autolégislation d’un peuple obéissant aux lois dont il est lui- même l’auteur apparaît comme un mythe (Catherine Colliot-Thélème), mythe sans doute utile, mais masquant la réelle domination constitutive du peuple. La réalité de cette forme démocratique de pouvoir serait du côté d’un État capable de garantir l’exercice des droits subjectifs pour ses citoyens, à l’encontre de la tendance de tout gouvernement à leur limitation.

La réunion de ces deux dramaturgies justifiera la constitution des États-nations modernes, imaginés formés par une histoire, des croyances, des valeurs, voire une langue communes aux citoyens et garantissant l’égalité des droits civiques, et, plus tardivement, des droits politiques et sociaux. Est-ce le peuple ou la nation qui détient le pouvoir constituant ? Par lui-même ou par elle-même, ou par la médiation de ses représentants ? Quel rapport le peuple entretient-il avec ses

« représentants » ? Détiennent-ils un mandat souverain ou un mandat impératif ? Quel rapport entretient-il aux lois ? Sont-elles conditions de sa liberté ou mode de servitude volontaire ? Comment mettre en œuvre une manière d’être démocratique ? Comment comprendre l’idée d’autolégislation censée définir la république démocratique moderne ? Réalité effective ou mystification masquant une réelle domination ? Et la domination peut-elle, comme exercice d’un pouvoir, être supprimée ? Peut-on réellement passer d’un pouvoir sur les autres à une puissance des uns avec les autres ?

Ces questions animent la troisième scène, celle que j’appelle par convention rue- comités. Elle est en propre l’invention des modernes, comme une trace de ce que la Révolution de 89 peut envelopper d’universel. J’entends par-là un espace public

d’intervention pour une masse se proclamant peuple, susceptible de mettre en cause l’ordre légal, criant bien souvent « C’est nous le peuple ! », opposant deux manières d’être, celle des gouvernants ou dominants et celle du populaire, forgée dans l’expérience commune du travail et des solidarités face aux épreuves des dominations multiples (économiques, sociales, politiques, raciales, sexuelles, culturelles etc.), une « scène publique plébéienne » (Miguel Abansour).

En ce sens les rues des villes, avec leurs barricades ou leurs manifestations, les usines occupées ou, plus quotidiennement animées des discussions des ouvriers entre eux, des délégués syndicaux, reconnus en droit ou non, les places, les ronds- points, les champs d’OGM fauchés, les champs et chemins des manifestations en milieu rural, les ZAD, les chemins de montagne empruntés par les réfugiés et celles et ceux qui les aident, etc., sont inclus sous ce signifiant. Il désigne, globalement, cette zone où la frontière entre légalité et illégalismes n’est pas imperméable : il enveloppe la part d’illégalismes nécessaires que les mouvements ouvriers et populaires ont dû assumer pour se constituer de manière autonome. Ce que les tenants de l’ordre appellent « violence ».

Rue dit tout cela, c’est-à-dire ce qui n’est pas nécessairement soumis aux formes de la légalité du souverain, mais qui aussi peut prendre appui sur la lettre de la loi pour exercer un droit de contrôle ou de contestation du pouvoir gouvernemental. La nouveauté des modernes c’est de faire de cette scène une condition sine qua non de la politique démocratique, donc de comprendre que les interventions de la rue ne sont pas seulement protestataires ou destituantes, mais peuvent être constituantes, relever d’une demande de droits. Ce peuple apparaissant dans la rue se donne-t-il dans son immédiateté spontanée, voire dans une authenticité que les médiations nécessaires à l’être du populus lui auraient ôtées ? Le croire, serait confondre imprévisibilité d’une révolte et existence spontanée du peuple, ou abonder dans le sens du discours étatique l’assignant à la foule turbulente.

Faire peuples, au pluriel et non dans l’aliénante union nationale, relève de l’art politique.

En réalité, cette scène expose la différence de ce peuple de la subversion d’avec une foule, quand il se dote de formes d’organisation autonomes en regard des dominations. D’où le couplage nécessaire de la rue et des comités, des sections des sans-culottes, aux assemblées des places et ronds-points, en passant par

les soviets ou conseils, mais aussi les syndicats ouvriers et les partis politiques. L’enjeu : la capacité de délibération autonome du plus grand nombre, donc la démocratie par en-bas. La thèse décisive se donne comme déclinaison du principe selon lequel « l’émancipation de la classe ouvrière, doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes[8]. » C’est l’agir en commun, au moyen d’une organisation autonome des instances étatiques, expérience de l’égalité, qui est émancipation populaire.

Comme il y a pluralité de dominations, économique, politique, coloniale, de genre, de « race », il y a, sur cette scène, pluralité de peuples : toute réduction à l’une d’entre elles, déclarée déterminante, relève de la reconduction du pouvoir de l’Un propre au Peuple souverain, celui fondant l’autorité étatique. Partis et syndicats sont toujours en risque de s’ériger, en ce sens, en représentants du peuple, ouvrant la voie à l’illusion populiste d’un peuple présent en lui-même, dans sa pureté, sur la scène publique.

Le signifiant « peuple » enveloppe une exigence de transversalité (Pierre Dardot), celle par laquelle une revendication procédant d’une forme de domination engage non la satisfaction d’une demande particulière, corporative, mais résonne sur l’ensemble de la règle de justice en transformant les relations sociales. Ainsi en est- il des luttes féministes, antiracistes, des exigences d’égalité de genre etc. : elles font peuple dès lors que s’en emparent d’autres fractions que celles d’où elles émergent, au lieu d’être cantonnées à une demande particulière de reconnaissance.

Comme les motivations de ces actions trouvent leur origine dans la revendication d’une réelle liberté, la volonté d’accomplissement des promesses révolutionnaires, la volonté de se faire sujets de la politique, je dirai qu’elles procèdent de
la souveraineté populaire, se différenciant ainsi du Peuple souverain. Par différence d’avec le peuple censé être « auteur de la loi », je nommerai ces peuples des peuples acteurs. S’agit-il là du « vrai peuple » ? Sûrement pas : « peuple » est le nom du complexe divisé en trois peuples en tension voire en contradiction dans les conjonctures historiques modernes.

En chaque formation sociale moderne il y a trois peuples, se conjuguant ou se divisant, selon les moments, tressant leurs caractéristiques selon des proportions variables. Les sciences sociales et politiques font l’analyse concrètes des nouages de ces trois dramaturgies. Peut-on parler de dramaturgie sur la troisième scène ?

Faut-il, sur cette scène, une figure héroïque incarnant le peuple Un ? On aura compris que ce serait un risque, celui du « chef de la plèbe » (Maritn Breaugh), du grand timonier, lider maximo, voire « dirigeant bienaimé », difficile à conjurer, menant, in fine, à la reconduction des formes étatisées du pouvoir de l’Un. Comment ces peuples acteurs peuvent ils s’unifier ? Comment, dans l’unification nécessaire, ne pas tomber dans la délégation de pouvoir et la discipline, négatrices de la démocratie, nécessaires à l’action efficace ? Sans doute autant d’apories.

Cette scène, même si elle est intégrée à un État-nation, n’est pas nécessairement limitée par lui. Elle rend donc possible la formation de peuples transnationaux : formation d’un peuple avec les migrants, sans exigence d’assimilation, revendiquant un droit de l’hospitalité (Balibar), et non un droit à l’hospitalité pour des raisons humanitaires. « Un droit à avoir des droits » (Hannah Arendt), c’est-à- dire à agir avec d’autres, sans lequel ils sont « livrés à l’oubli » (Eric Tassin), comme anéantis par cette police qui leur refuse toute identité, toute singularité.

Faire peuples, au pluriel et non dans l’aliénante union nationale, relève de l’art politique, tissant ces trois fils. Une politique d’émancipation, de démocratisation, se caractérisera par la primauté accordée aux actes de la troisième scène : primauté qui ne signifie pas l’exclusive, laissant à l’extrême droite la maîtrise du national- populaire et à la technocratie capitaliste les clés de l’État. La primauté accordée aux conseils soutient que les subalternes ne peuvent pas laisser le soin des affaires politiques à des « spécialistes », que la question est bien celle de savoir comment le grand nombre peut prendre en main les affaires de la Cité, comment la démocratie réelle, fondée sur la délibération du grand nombre, peut s’ancrer « en bas », se faire par le bas.

La fierté nationale peut se conjuguer avec l’obéissance pour réprimer la puissance d’une multitude insurgeante, voire justifier l’usage d’une force répressive des plus violentes contre telle fraction déniée dans son être peuple, voire dans son humanité. Elle peut se conjuguer avec le désir de vengeance, et chercher dans le gouvernement représentatif la cause de la perte du prestige national et du tort subi en commun, des inégalités qui humilient. Alors un peuple soutiendra que la démocratie (représentative) est la mort du peuple en tant que peuple, les représentants accusés de capter le bénéfice du pouvoir à leur profit, raison pour laquelle le peuple est appelé à se mobiliser derrière un guide exprimant son identité. C’est la position d’un Schmitt concluant à la nécessité d’un État total.

Là, c’est le désir d’homogénéité nationale, prise comme naturelle, qui forme le lien du peuple et le motif du programme politique auquel il adhère : la référence au pays, imaginé comme site naturellement (ou théologiquement) confié au peuple, occupe le devant de la scène publique, les forces insurgeantes escamotant la scène de la représentation devenue illégitime. Formation d’un peuple fasciste. Au contraire, la primauté de la puissance insurgeante, alliée à la fierté nationale, animée par un désir de droits, peut avoir pour effet une ouverture sur le non-natif et lui accorder la nationalité, comme ce fut le cas dans le premier temps de la Révolution de 89[9] et lors de la Commune.

Un peuple se construit apparemment contre les élites dominantes. Mais il se constitue réellement par différence d’avec un autre peuple, une manière d’être par différence d’avec une autre, par différence d’avec la foule aussi. En une population, trois peuples au moins sont en tension les uns par rapport aux autres : le peuple du pays, celui de la représentation souveraine et celui de l’insurrection.

En fait, la plupart du temps, parler du peuple, d’un peuple, c’est fondre ces trois espèces d’expériences, oublier leur pluralité. Il nous fait au contraire les réfléchir dans leur diversité, comprendre que « peuples » se dit toujours au pluriel (Eric Tassin).

Gérard Bras

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *