Covid-19 ou le degré zéro de l’empirisme

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par Lorraine Daston

J’ai l’habitude de me réveiller au XVIIe siècle. En tant qu’historienne des débuts de la science moderne, c’est là que je passe une grande partie de mon de temps. Mais je trouve cela étrange que tout le monde, soudain, m’y tienne compagnie. Non, je ne parle pas de la peste. Heureusement pour nous, le Covid-19 est loin d’être aussi mortel que les maladies causées par la bactérie Yersinia pestis. De son arrivée à Pise en 1348, jusqu’à la dernière grande épidémie à Marseille en 1720, la bactérie a tué au moins 30 % de la population européenne, et probablement un nombre comparable sur son chemin de l’Asie du Sud au Moyen-Orient. Un tel pourcentage se traduirait par 99 millions de décès rien qu’aux États-Unis. Personne, pas même les épidémiologistes les plus pessimistes, ne pense que le Covid-19 emportera près d’un tiers de la population mondiale. Pourtant, au-delà de cette constatation quelque peu rassurante, un consensus quant à la mortalité réelle du virus nous fait défaut ; les taux de létalité observés dans les endroits où la maladie s’est jusqu’à présent répandue vont de 12,7 % en Italie (30,25 décès pour 100 000 habitants, ce dernier ordre de grandeur étant plus pertinent dès lors que le dépistage demeure inégal d’un pays à l’autre), à 2,2 % (3,14) en Allemagne, alors même que ces deux pays disposent de systèmes de santé comparables (et relativement bons). Aux États-Unis, le taux actuel observé [au 10 avril 2020] est de 3,6 % (5,04) ; en Chine, de 4 % (0,24)[1]. La façon dont un même virus affecte les individus continue de varier : l’âge, le sexe, le revenu, les soins médicaux, les dispositions génétiques, la nutrition et de nombreux autres facteurs jouent tous un rôle. Mais au sein de vastes échantillons de centaines de milliers de patients, des moyennes stables devraient émerger et converger, du moins dans des populations à peu près similaires. Alors pourquoi ces chiffres partent-ils dans tous les sens ?

C’est ce que je veux dire quand j’annonce que nous avons été soudainement catapultés au XVIIe siècle : nous vivons un moment d’empirisme zéro, un moment où presque tout est à inventer, à trouver, comme c’était le cas pour les membres des premières sociétés scientifiques – et tous les autres – vers 1660. Ils s’agissait alors de déterminer en quoi consistait un phénomène donné (la chaleur ou la luminescence, ou pourquoi pas la peste, relevaient-elles toutes d’une même sorte de chose ?) comment l’étudier au mieux (par le recueil d’histoires naturelles complètes ? En comptant les cas ? En réalisant des expériences ? Si oui, de quel type ? En observant de manière systématique ? Si oui, quoi exactement et pendant combien de temps ?), la raison pour laquelle cela s’est produit à l’endroit et au moment où cela s’est produit, et surtout, de déterminer quoi faire avec ou à propos de cela ?

Au XVIIe siècle, aucune de ces questions de base n’avait de réponse consensuelle, non par manque, seulement, de connaissances car nous manquerons toujours de connaissances, et c’est pourquoi la recherche est sans fin, mais parce qu’il n’y avait pas de scénario préétabli sur la façon de procéder pour acquérir des connaissances. Bien sûr, mon analogie entre hier et aujourd’hui est exagérée. Grâce en grande partie à l’ingéniosité, à la sagacité et à la persévérance de milliers et de milliers de chercheurs depuis le XVIIe siècle, nous sommes les héritiers non seulement de la connaissance (ce qu’est un virus, ce qu’il fait et comment le combattre), mais aussi d’un vaste répertoire de moyens d’acquérir du savoir, allant de l’expérimentation rigoureuse et de l’observation systématique (déjà en cours d’affinement et d’assemblage au XVIIe siècle) aux simulations par ordinateur en passant par les essais chimiques et analyses statistiques.

Et par chercheurs, j’entends non seulement les philosophes de la nature avec leurs perruques frisées ou les professeurs en blouse blanche, mais aussi les légions de chercheurs aux yeux de lynx qui, partout, en mer et dans les champs, villes et cuisines, notent les événements et les corrélations : l’écorce qui fait baisser la fièvre ; la formation de nuages qui laisse présager un orage ; la pierre terne qui brille dans le noir d’une lumière froide. Tous ont contribué à écrire le scénario qui nous permet de savoir comment acquérir de la connaissance – un scénario long, complexe et bien rodé qui guide nos efforts pour comprendre, entre autres choses, le Covid-19 et ses diverses manifestations qui nous laissent si perplexes.

Dans les moments d’incertitude scientifique extrême, l’observation, généralement considérée comme le parent pauvre de l’expérience et des statistiques, prend tout son sens.

Pourtant, dans les moments de nouveauté radicale, et d’incertitude tout aussi radicale qu’elle engendre, tel un calamar qui s’obscurcit dans son propre nuage d’encre, nous sommes temporairement renvoyés à un état d’empirisme zéro. Des observations fortuites, des corrélations supposées et des anecdotes qui, en temps normal, mériteraient à peine d’être mentionnées, et encore moins publiées dans des revues à comité de lecture, font bouillonner l’Internet de spéculations émises par des médecins, des virologues, des épidémiologistes, des microbiologistes et le public profane que ces questions intéressent.

Est-il vrai que les hommes meurent d’avantage de ce virus que les femmes, et si oui, dans quelles tranches d’âge ? Les différences entre les taux de létalité observées sont-elles réelles ou un artefact du nombre de tests effectués par les différents pays dans le but de déterminer le nombre de personnes infectées (le dénominateur de la fraction) et/ou un artefact de la manière dont la cause du décès est enregistrée ? Par exemple, certains pays comptabilisent la mort de toute personne testée positive au Covid-19 comme un décès dû au virus, quels que soient les autres facteurs (comme le diabète, par exemple) qui ont pu jouer un rôle ; d’autres pays prennent en compte la cause dominante ou proche dans leurs classifications ; les deux systèmes ont des avantages et des inconvénients.

Au-delà du brouillard des statistiques, des faits fondamentaux restent à établir. La maladie est-elle aéroportée (et si oui, combien de temps peut-elle rester dans l’air) ? Certains médicaments antiviraux contribuent-ils à atténuer les symptômes dans les cas aigus, et pour qui ? Dans quelle mesure les ventilateurs, même lorsqu’ils sont disponibles, prolongent-ils suffisamment la vie des patients malades pour justifier leur utilisation ? Le Covid-19 provoque-t-il des crises cardiaques ? Le personnel médical de Wuhan et de Hackensack, de Séoul et de Londres, de Bergame et de New York échange frénétiquement sur Twitter des observations sur les thérapies et les « cas curieux » (un terme très XVIIe siècle).

Dans les moments d’incertitude scientifique extrême, l’observation, généralement considérée, dans le domaine des sciences, comme le parent pauvre de l’expérience et des statistiques, prend tout son sens. Des cas isolés intéressants, des anomalies frappantes, des modèles partiels, des corrélations encore trop faibles pour résister à un examen statistique, ce qui marche et ne marche pas : chaque sens clinique, et pas seulement la vue, s’aiguise dans la recherche d’indices. À terme, certains de ces indices guideront l’expérience et les statistiques : ce qu’il faut tester, ce qu’il faut compter. Les chiffres convergeront, les causes seront révélées et l’incertitude retombera à un niveau tolérable. Mais pour l’instant, nous sommes de retour au XVIIe siècle, l’ère de l’empirisme zéro, et nous observons comme si notre vie en dépendait.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz

Ce texte a d’abord paru dans la rubrique In the moment de la revue en ligne Critical Enquiry

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