Les espèces envahissantes marines, une menace grandissante pour la biodiversité de Saint-Pierre et Miquelon

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Clémentine Baude et Marie Daoudal • Publié le 14 octobre 2020 à 11h03

Au grand étang de Miquelon, Gianni Boissel, se penche et remonte un nouveau casier, déposé quelques mois plus tôt, en début d’année 2020, par la direction des territoires, de l’alimentation et de la mer (DTAM). À l’intérieur, une dizaine d’animaux gros comme une main s’agitent. L’agent en charge de la biodiversité s’empare d’un des spécimens. Avec ses pattes arquées et sa carapace noire à reflets verts, le crabe que tient Gianni Boissel paraît inoffensif. Mais il ne faut pas se fier à sa petite taille : le crabe vert fait partie des espèces exotiques envahissantes (EEE) présentes dans l’archipel. Il est un fléau pour la biodiversité.

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Les espèces invasives sous-marines – aussi appelées espèces exotiques envahissantes – ne viennent pas de Saint-Pierre et Miquelon. Elles ont été introduites par l’homme, de manière délibérée ou accidentelle et se sont propagées dans leur nouveau milieu. “Quand il n’y en a pas beaucoup, ça ne pose généralement pas de problème”, commente Frank Urtizberea, technicien chef en charge de la biodiversité à la DTAM. “Le souci, c’est quand elles commencent à se multiplier et deviennent une menace pour les écosystèmes locaux.” La biodiversité menacée

Sept espèces sous-marines de ce type ont été recensées dans les eaux de l’archipel.“Plusieurs font partie de la catégorie des tuniciers”, reprend Frank Urtizberea. C’est le cas de l’ascidie jaune, de la botrylle étoilée, et du botrylloïde violet. Le crabe vert et le codium fragile, une algue envahissante ont également été détectés, tout comme la caprelle japonaise et le membranipore, un minuscule invertébré (voir diaporama). Le didemnun vexillum, un autre tunicier présent au Canada, pourrait également arriver dans nos eaux dans les années à venir, selon la DTAM. Le réchauffement des océans, la situation géographique de l’archipel et l’extrême proximité avec des zones déjà infestées seraient propices à son développement. 

Le ciona intestinalis – ou ascidie jaune – est un tunicier, de la famille des cionidae. Souvent de couleur jaune pâle, verte ou orange, il peut atteindre jusqu’à 15 centimètres de longueur. En se développant, cette espèce affecte les invertébrés marins déjà fixés dans l’archipel. Elle peut aussi géner l’aquaculture de mollusques bivalves, comme les moules ou les coquilles Saint-Jacques. • ©DTAM

Aussi appelé botrylle étoilé, le botryllus schlosseri est un tunicier, de la famille des styelidae. De couleur variable, il est repérable à sa forme d’étoile, recouverte d’une couche visqueuse translucide. Les colonies sont généralement densément regroupées, formant un véritable tapis. Quand elle grossit, cette espèce étouffe les organismes plus petits, comme les jeunes mollusques. Elle a aussi le même régime alimentaire que les moules ou les pétoncles et risque donc de concurrencer ces autres animaux filtreurs, qui dépérissent. • ©DTAM

Considéré comme aussi redoutable que le crabe vert, par sa capacité à déterrer les zostères, le codium fragile appartient à la famille des codiaceae. On le reconnait à sa forme, similaire à celle d’un petit buisson duveteux et mou au toucher. Surnommée la voleuse d’huîtres, cette algue gène le développement des mollusques et restreint les déplacements de certains animaux, comme le homard. Certaines espèces indigènes s’en nourrissent, mais son expansion est telle que cela ne suffit pas. • ©DTAM

Appelée aussi caprella mutica, la caprelle japonaise est un crustacé filiforme d’apparence squelettique, souvent rouge ou orangé. Elle raffole des structures filamenteuses ou arborescentes telles les algues, les hydrozoaires et les bryozoaires. La caprelle infeste aussi les structures artificielles, comme les bouées et les filières de moules, avec parfois plus de 100 000 individus par mètre carré. Elle fait concurrence aux moules pour la nourriture et l’espace. • ©DTAM

Cet invertébré marin importé d’Europe forme des colonies sur les algues laminaires, qui s’affaiblissent et s’éparpillent sous l’effet des vagues. Ces colonies ont une forme arrondie et sont composées de petites cellules blanches et rugueuses. Les dégâts qu’il cause aux algues brunes sont problématiques : ce sont des habitats marins pour de nombreuses espèces. • ©DTAM

Le botrylloïde violaceus, ou botrylloïde violet appartient à la famille des botryllidae. C’est un tunicier reconnaissable à sa couleur uniforme – violette, rose, jaune, blanche ou orange – et à ses colonies d’environ 10 centimètres de diamètre. L’espèce concurrence les animaux filtreurs, car elle se nourrit des mêmes phytoplanctons, bactéries et particules organiques. Elle peut étouffer les plantes et animaux environnants en les recouvrant. Elle libère également une substance chimique qui empêche certains organismes de se fixer solidement aux rochers ou au sol marin. • ©DTAM

Ce crabe fouisseur appartient à la famille des carcinidae. Il est malheureusement répertorié dans la liste des 100 espèces les plus envahissantes au monde et est capable de déterrer l’herbier à zostère, une espèce qui abrite un éco-système remarquable. C’est la seule EEE actuellement en expansion dans l’archipel. A l’été 2020, les filières de pièges à crabes verts ont permis d’en capturer plus d’une soixantaine dans le grand étang de Miquelon. • ©DTAM
Selon l’espèce, les dégâts peuvent être considérables, avec des conséquences pour l’environnement, mais aussi pour l’économie locale. “La présence du crabe vert, par exemple, est préjudiciable à la reproduction du homard”, poursuit Frank Urtizberea. “À terme, cela peut avoir un impact sur la pêche.” Il est également une menace pour la conchyliculture. Au Canada, plusieurs entreprises ont vu la croissance de leurs coquillages diminuer à cause du crabe vert, selon un rapport de Pêches et Océans Canada datant de 2018.

Détecter, surveiller, éradiquer

À Saint-Pierre et Miquelon, la DTAM est en charge de repérer la présence de ces animaux et végétaux invasifs. “C’est l’une de nos missions”, décrit Frank Urtizberea. “Après la phase de détection, on passe à la surveillance.” Le nombre de tuniciers est ainsi relevé chaque année via des collecteurs installés à Miquelon et à Saint-Pierre. Pour compter les crabes verts présents dans l’archipel, l’organisme a également déposé des casiers équipés d’appâts à des endroits stratégiques (voir carte)

“Pour le moment, nous n’avons pas de plan de lutte à proprement parler contre les tuniciers, comme à Terre-Neuve ou aux îles de la Madeleine.”

Frank Urtizberea, technicien chef en charge de la biodiversité à la DTAM

En 2020, l’opération s’est révélée payante. Elle a permis de détecter un nombre croissant d’animaux – plus de 60 individus – dans le Grand Étang de Miquelon. “On est capable de dire que cette année est significativement différente des autres”, relate Carole Coquio, adjointe du service biodiversité de la DTAM. “On va donc passer à l’étape suivante : la lutte.” 27 nouveaux pièges à crabes seront ajoutés dans le Grand Étang, ce qui porte le nombre de total des pièges à une centaine. Pour les autres espèces – la caprelle japonaise, le codium fragile ou encore la membranipore – il n’existe pas de plan établi. La DTAM n’intervient qu’au cas par cas. Actuellement, seul le crabe vert est en phase d’expansion dans l’archipel.

Une collaboration avec le Canada 

Les espèces invasives présentes à Saint-Pierre et Miquelon ont été détectées en amont dans les provinces canadiennes de la région. Il est d’ailleurs probable qu’elles soient arrivées dans l’archipel depuis le continent, via les courants marins ou en se fixant sur les coques des bateaux, d’après les scientifiques. 

Depuis six ans, les échanges entre le Canada et Saint-Pierre et Miquelon ont permis la mise en place d’un protocole commun afin de surveiller et de trouver à terme tous les vecteurs de la prolifération de ces nuisibles. Saint-Pierre et Miquelon appartient aussi au réseau IAS (Invasive Alien Species) regroupant les Canadiens et les Américains frontaliers.

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Nathalie Simard, responsable du programme de suivi des EEE de la région du Québec, relève d’ailleurs qu’il faut accentuer “les efforts de préventions et de détection”, même “s’il est très difficile de mettre le doigt sur tous les vecteurs”. En 2019, un technicien de la DTAM a ainsi fait le déplacement jusqu’aux Îles de la Madeleine pour être formé à l’identification des espèces.

“Il faut vraiment s’assurer que toutes les zones soient couvertes, peu importe qu’on soit dans les eaux canadiennes ou françaises, les EEE n’ont pas de frontières.”

Nathalie Simard, responsable du programme de suivi des EEE du Québec

Autre initiative binationale : l’organisation de collectes communes de spécimens. Les Canadiens réalisent “des études génétiques sur la petite patte arrière” du crabe vert, d’après Carole Cocquio. Les Saint-Pierrais et Miquelonnais sont donc invités à ramener à la DTAM les prises de crabes – et particulièrement les pattes – pour qu’elles soient envoyées au Canada. 

“Monsieur tout le monde peut changer les choses”

Mais cette coopération franco-canadienne ne suffit pas à enrayer la propagation d’espèces comme le crabe vert. Que faire face à ce constat ? Comment prévenir leur diffusion ? La réponse est simple, pour la biologiste Nathalie Simard : sensibiliser. “On ne peut pas obliger les gens à faire attention, mais il faut qu’ils aient conscience qu’ils peuvent être responsables [de la propagation de l’espèce, ndrl]. Que ‘monsieur Tout-le-monde’ peut être vecteur de prolifération”. 

Cela passe par des petites actions, comme : 

  • Nettoyer régulièrement son embarcation. Ne pas rejeter les résidus du lavage du bateau dans l’eau. Utiliser de la javel ou du vinaigre pour plus d’efficacité. 
  • Rapporter les crabes verts capturés afin que la DTAM puisse les envoyer au Canada. “Il faut que la population soit nos yeux” conclut Nathalie Simard. 
  • Contacter la DTAM si l’on repère des lieux où se trouvent le membranipore, la caprelle japonaise ou encore le codium fragile.
  • Apprendre à reconnaître les espèces, grâce à des carnets d’identification. La DTAM avait déjà lancé une campagne de sensibilisation avec la photo des nuisibles en 2017. 
  • S’éduquer dès le plus jeune âge. Une intervention au collège de Miquelon a déjà été réalisée en 2014. 

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Dans cette optique, une nouvelle campagne de sensibilisation doit être mise en place dans l’archipel. Des panneaux seront installés pour rappeler les bons gestes aux Saint-Pierrais et Miquelonnais et le site internet de la DTAM sera actualisé. En parallèle, différentes actions ont déjà été mises en oeuvre pour faciliter la lutte. Le port à sec de Miquelon, par exemple, créé en 2019, comporte un système d’assainissement autonome. Grâce à ce dispositif, les eaux pouvant comporter des EEE ne sont pas rejetées dans la mer. La DTAM souhaite aussi utiliser son drone sous-marin pour détecter les espèces accrochées aux coques des navires. 

Ces efforts visent à enrayer la propagation d’espèces déjà présentes sur le territoire, mais aussi à empêcher l’arrivée de nouvelles espèces envahissantes invasives. Car comme le rappelle Nathalie Simard, “une fois qu’une nouvelle espèce est détectée, il est déjà presque trop tard.”

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