TRES INQUIETANT: D’après les expériences de Milgram, 80 % des gens se soumettraient à l’autorité ?

FAKE OFF Dans des publications virales sur Facebook, il est affirmé que « 80 % de la population n’a pas les ressources psychologiques pour défier l’ordre d’une autorité », à partir de l’expérience menée par Stanley MilgramEmilie Jehanno Publié le 07/07/22

Si les analyses concernant ces expériences menées en 1960 sont aujourd’hui remises en cause, elles n’en sont pas moins inquiétantes

(Photo d'illustration)
(Photo d’illustration) — M W/Pixabay
  • Partant de l’expérience créée par Stanley Milgram, des publications, vues près d’un million de fois sur Facebook, soutiennent que « 80 % de la population n’a pas les ressources psychologiques pour défier l’ordre d’une autorité ».
  • Le psychologue américain a mené ses expériences au début des années 1960. Il a montré que jusqu’à deux tiers des participants acceptaient de faire subir des chocs électriques potentiellement mortels à un humain.
  • Si le phénomène d’obéissance a été établi, l’interprétation qu’en a faite Stanley Milgram est contestée par de nouvelles études, comme celle du poisson-robot en France.

Sommes-nous en majorité des moutons ? Et n’y aurait-il qu’une vaillante minorité pour résister ? C’est en substance le contenu de publications virales sur Facebook, vues près d’un million de fois. Partant de l’expérience créée par Stanley Milgram, il est affirmé que « 80 % de la population n’a pas les ressources psychologiques pour défier l’ordre d’une autorité », peu importe l’illégitimité de cette dernière.

« En conséquence, estime le post, seulement 20 % ont la capacité de pensée critique. » Et d’asséner : « Ceci explique cela. » « Ça explique le nombre de moutons qui sont allés se faire injecter un produit jamais utilisé en population générale », appuie un internaute en commentaire, quand d’autres rappellent que l’expérience de Milgram n’aboutit pas à cette conclusion.

FAKE OFF

Menées au début des années 1960, les expériences de Stanley Milgram – il y a eu plus d’une vingtaine de protocoles –, ne peuvent en effet être réduites à cette simplification. Lors de ses expérimentations, le psychologue américain a ordonné à un échantillon de 1.000 personnes de faire souffrir un homme pour des recherches scientifiques soi-disant sur l’apprentissage.

A chaque fois que cet élève (en réalité un acteur) commettait des erreurs lors d’un exercice d’association de mots, les personnes devaient lui faire subir un choc électrique (simulé) de plus en plus fort, par tranche de 15 volts. Parmi les différents protocoles, au maximum, 65 % – et non 80 % – des participants ont accepté d’aller jusqu’à 450 volts, un choc potentiellement mortel. Ces expériences sont devenues un classique en psychologie sociale et ont été menées depuis dans une dizaine de pays comme en Australie, en Afrique du Sud ou en France. Entre 1967 et 1985, le taux de soumission oscille entre 28 et 91 % dans d’autres études, d’après un article de Thomas Blass, professeur de psychologie sociale de l’université du Michigan.

« Une sorte d’état dans lequel l’individu devient soumis à une autorité »

Ses recherches ont amené le psychologue de l’université de Yale à concevoir la soumission à l’autorité dans un livre du même nom publié en 1974. Il l’explique par « une sorte d’état dans lequel l’individu suspend l’adhésion à ses normes, devient soumis à une autorité immédiate en exécutant les ordres, en considérant qu’il n’en est pas responsable », détaille Laurent Begue-Shankland, professeur de psychologie sociale à l’université de Grenoble, qui a lui-même mené une étude de ce type en France.

Dans son essai, Stanley Milgram montre que c’est l’autorité qui est finalement responsable de la situation. Il parle d’un « état agentique », où « l’individu est l’agent d’une autorité supérieure et se déresponsabilise », résume Laurent Begue-Shankland. Milgram voulait comprendre comment des personnes ordinaires pouvaient être amenées à commettre des atrocités, comme celles perpétrées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Une interprétation contestée

Les propos du post viral évoqué plus haut « n’ont pas de sens » hors du contexte expérimental mis en place par Milgram, estime Laurent Begue-Shankland. « Il suffit de changer un élément du contexte pour avoir des taux différents, appuie-t-il. On ne peut absolument pas extrapoler cette statistique à d’autres sujets dans d’autres contextes. » Par exemple, le taux de soumission de 65 % intervient quand le sujet ne voit pas la victime, mais l’entend seulement. Il tombe à 30 % quand les participants doivent maintenir le bras de la victime pour qu’elle reçoive le choc électrique et à 21 % quand les instructions sont données par téléphone.

Si le phénomène d’obéissance a été établi, l’interprétation qu’en a faite Stanley Milgram a été contestée par des études ultérieures. « On peut dire que l’être humain est sensible aux injonctions de l’autorité, qu’il a une disposition profonde à la considérer et parfois à la suivre, soutient Laurent Begue-Shankland. Mais nous ne sommes pas des robots et beaucoup de paramètres interviennent. »

Des failles méthodologiques

En 2013, une psychologue australienne, Gina Perry, a écrit un livre dénonçant les failles de la méthodologie de Milgram. Dans une interview au Temps, elle estime qu’il est « extrêmement difficile de tirer une conclusion quelconque » de ces expériences.

« Plutôt que de se soumettre de façon aveugle, comme ce que Milgram semblait penser, ils cherchent à négocier leur participation, discutent avec l’expérimentateur (celui qui joue le rôle de scientifique en blouse blanche), ajoute Laurent Begue-Shankland auprès de 20 Minutes. Ils cherchent à éviter de blesser la victime, essayent parfois de tricher pour qu’elle ne subisse pas les chocs. Ils sont activement impliqués et, même s’ils obéissent, ils obéissent finalement de façon beaucoup moins aveugle que ce que Milgram semblait penser. »

Par ailleurs, en étudiant les archives de Milgram et ses enregistrements, il a été possible de remarquer que les participants ont considéré qu’ils étaient responsables de ce qu’ils avaient fait. Ils étaient « intensément soulagés » après avoir appris que l’expérience était une simulation, retraçait Laurent Begue-Shankland dans Cerveau et Psycho.

De nouvelles perspectives comme avec le poisson-robot

En 2014, dans la revue scientifique PLOS One, des chercheurs ont décortiqué les conditions de ces expériences pour déterminer leur degré d’importance, entre la légitimité accordée à l’autorité, des interventions plus ou moins autoritaires du scientifique, la proximité avec celui qui reçoit les chocs. « Bien que les significations [des expériences] restent insaisissables et continuent de susciter des désaccords, les tentatives de clarification restent importantes », estimaient-ils.

Pour ouvrir de nouvelles perspectives, donc, Laurent Begue-Shankland a renouvelé en 2021 les recherches de Milgram avec son expérience du poisson-robot, racontée dans Face aux animaux. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences. Dans un nouveau protocole, il a demandé à près de 750 participants d’administrer en douze fois un produit toxique à un poisson (en réalité un robot biomimétique) afin de déterminer sa nocivité dans le cadre du développement d’un nouveau médicament. Au bout de la sixième dose, le poisson avait 50 % de risque de mourir, ce dont étaient informés les participants.

Le rôle de la perception de l’autorité

Il a ainsi pu travailler sur le rôle joué par les traits de personnalité : des personnes avec un bas niveau d’empathie, ou pour lesquelles il y a une hiérarchie forte entre les groupes humains, sont plus enclines à distribuer davantage de substance toxique au poisson. L’objectif principal était de savoir jusqu’où une personne est prête à aller au nom de la recherche scientifique. « Ça peut paraître être une subtilité, mais en réalité, cela permet de considérer que l’individu qui est influencé par l’autorité ne va pas complètement contre son gré, il y a une certaine légitimité qu’il lui accorde », précise-t-il.

Cette idée a pu être étudiée par une fiche proposée en préambule de l’expérience aux participants. Le tout en les conditionnant : dans la condition proscience, on leur demandait dans quelle mesure la science était importante à leurs yeux. Dans la condition critique de la science, il leur était demandé d’écrire ce qu’ils n’aimaient pas au sujet de la science. « Les personnes qui ont été amorcées de façon proscientifique vont aller plus loin, relève Laurent Begue-Shankland. Ce qui module la soumission à l’autorité, c’est la perception que les participants ont des finalités de l’expérience, du but et pas seulement la pression immédiate de l’autorité qui serait aveuglément à l’origine de l’obéissance », conclut-il.

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