ATLANTICO: Immigration : ces 7 chiffres à retenir pour vraiment comprendre ce à quoi la France fait face aujourd’hui

Alors que la natalité française poursuit sa chute, l’INSEE publie une étude inédite qui met en lumière l’ampleur et l’évolution de l’immigration en France entre 2006 et 2023. Avec 347.000 immigrés arrivés sur le territoire en 2023 – soit une hausse de près de 50 % depuis 2006 – et un recul préoccupant du nombre de naissances, les dynamiques démographiques du pays changent profondément. L’Afrique devient le premier continent d’origine des nouveaux arrivants, le niveau de diplôme des immigrés progresse, mais les capacités d’intégration du pays, logement, emploi, services publics, peinent à suivre. Patrick Stefanini,Jeremy Stubbs, Nicolas Pouvreau-Monti
Atlantico : L’Insee vient de publier une étude qui permet d’avoir une nouvelle perspective sur les dynamiques en matière d’immigration. Sur la période 2006 – 2023, au regard du rapport de l’INSEE, combien y’ a-t-il eu de naissances en France et combien y’a-t-il eu d’arrivées d’étrangers sur le territoire en parallèle ? Quels sont les principaux enseignements de ces données et de la comparaison entre ces deux périodes ?
* En 2023, 347.000 personnes immigrées sont arrivées en France, contre 234.000 en 2006.
* En 2023, 678.000 bébés sont nés en France, marquant une baisse de 6,6 % par rapport à 2022 et le niveau le plus bas depuis 1946.
Patrick Stefanini : Traditionnellement en France, il y a une opposition entre les statistiques de délivrance de titres de séjour par le ministère de l’Intérieur et les statistiques de l’INSEE. Certains analystes accordent davantage de crédit aux données de l’INSEE. Cette nouvelle étude de l’INSEE confirme des constats déjà issus de l’analyse des statistiques de titres de séjour délivrés chaque année par le ministère de l’Intérieur. Il faut donc en finir avec cette querelle franco-française et affirmer avec force que, désormais, toutes les données statistiques convergent. Il y a eu, entre 2006 et 2023, une forte poussée de l’immigration vers la France. Parallèlement, les caractéristiques de cette immigration ont évolué.
Premièrement, l’augmentation de l’immigration n’est plus contestée, y compris par l’INSEE. La situation est passée de 234.000 arrivées nouvelles en 2006 à 347.000 en 2023. Cette progression s’est poursuivie pour l’année 2024, pas de manière spectaculaire, mais les chiffres sont bien en hausse. Ce constat est majeur. Il est important de rapprocher ce constat avec le déclin de la démographie française, même s’il faut souligner que ce déclin est plus récent.Publicité
Il y a deux manières de mesurer le dynamisme démographique de la France : les chiffres du nombre de naissances chaque année en valeur absolue, et l’évolution du taux de fécondité, autrement dit, le nombre moyen d’enfants par femme en âge d’en avoir. Ce taux est resté proche de 2 en France pendant de nombreuses années, soit un niveau proche du seuil de renouvellement des générations. Mais depuis une dizaine d’années, il diminue. Cette diminution s’est accélérée depuis deux ou trois ans et devient préoccupante. La France avait encore, il y a deux ou trois ans, un taux de fécondité de l’ordre de 1,85. L’an dernier, nous sommes descendus à 1,66. Cela reste meilleur que l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et la plupart des pays d’Europe centrale. Mais il faut se rappeler que le seuil de renouvellement des générations est de 2,1. Il y a donc un affaissement de la fécondité en France.
L’année dernière, le nombre de naissances est resté supérieur au nombre de décès, mais de très peu. La plupart des analystes pensent que cette année, en 2025, les courbes devraient se croiser, et qu’il risque d’y avoir en France un solde naturel – la différence entre les décès et les naissances – qui deviendrait négatif, avec plus de décès que de naissances.
Cela signifie aussi que, si le solde naturel se rapproche de zéro – et a fortiori s’il devient négatif – la totalité de l’augmentation de la population résidant en France sera alors imputable à l’immigration.

347 000 personnes immigrées sont arrivées en France en 2023, contre 234 000 en 2006, selon l’Insee. Comment expliquer cette hausse ?
Nicolas Pouvreau-Monti : Ces chiffres traduisent une augmentation de 48 % du nombre d’immigrés. Plusieurs facteurs permettent de comprendre cette tendance. D’abord, certains types de flux ont connu une forte dynamique. Je pense notamment à la question de l’asile : le nombre de demandes a été, l’an dernier, supérieur de 215 % à celui de la fin des années 2000. C’est d’ailleurs l’un des canaux d’immigration qui a le plus progressé.
On observe aussi une hausse significative des titres de séjour, qui constituent la voie classique de l’immigration légale. Une part de ces titres concerne l’asile – ce sont les titres délivrés pour motifs humanitaires – mais les autres recouvrent l’immigration familiale, l’immigration économique, ainsi que l’immigration étudiante. Cette dernière a également fortement augmenté depuis les années 2000, même si elle recouvre des réalités très diverses en termes de niveaux de qualification ou de profils.
Mais au-delà de cette progression quantitative globale, ce qui est particulièrement intéressant dans les données de l’Insee, c’est la diversité des dynamiques selon l’origine des flux. Depuis 2006, le nombre annuel d’entrées d’immigrés originaires du continent africain a plus que doublé : il a progressé de 115 % entre 2006 et 2023. À l’inverse, le nombre d’entrées d’immigrés venus d’Europe a légèrement diminué, d’environ 8 % sur la même période.Publicité
La dynamique globale de l’immigration est donc entièrement portée par des flux extra-européens, en particulier en provenance du continent africain, et plus spécifiquement d’Afrique subsaharienne. Depuis le milieu des années 2000, la population immigrée originaire d’Afrique sahélienne, guinéenne et centrale a doublé en France. Aujourd’hui, environ la moitié des immigrés vivant en France sont originaires d’Afrique. Parmi eux, six sur dix viennent du Maghreb, les autres d’Afrique subsaharienne – et c’est dans cette dernière zone que la progression a été la plus marquée depuis les années 2000.
Ce phénomène vient conforter une réalité déjà existante, mais qui s’est nettement renforcée : la France accueille, de loin, l’immigration la plus africaine de tout le continent européen. La part des immigrés originaires d’Afrique dans la population immigrée totale, telle que mesurée par l’OCDE, est trois fois supérieure à la moyenne de l’Union européenne.
Que peut-on dire du nombre de naissances sur la même période
Nicolas Pouvreau-Monti : Entre 2006 et 2023, on observe une rupture nette autour de l’année 2010, qui marque un véritable décrochage de la natalité en France, en particulier une baisse de l’indice de fécondité. En 2010, on comptait en moyenne deux enfants par femme ; l’an dernier, cet indice est tombé à 1,62. En 2023, 677 803 bébés sont nés en France, dont 639 533 en France métropolitaine. En comparaison, on recensait 796 896 naissances en France métropolitaine en 2006.Publicité
Cette baisse globale des naissances masque toutefois des évolutions contrastées. Ainsi, entre 2000 et 2023, le nombre annuel de naissances issues de deux parents nés hors de l’Union européenne a augmenté de 73 %. Dans le même temps, le nombre de naissances issues de deux parents nés en France a diminué de 28 %.
En 2023, pour la première fois, plus de 30 % des naissances enregistrées en France concernaient des enfants dont au moins un parent est né en dehors de l’Union européenne. Ce phénomène reflète d’abord la dynamique des flux migratoires évoquée précédemment. C’est le facteur principal. L’autre facteur, c’est ce qu’on peut appeler une natalité différenciée selon les populations immigrées.
Les données les plus récentes à ce sujet ont été publiées par l’Insee pour l’année 2021. Elles montrent que, cette année-là, les femmes nées au Maghreb avaient en France un indice de fécondité supérieur de moitié à celui des femmes nées en France : 2,5 enfants par femme, contre 1,7. Pour les femmes nées en Afrique hors Maghreb – essentiellement en Afrique subsaharienne – cet indice était deux fois plus élevé, atteignant 3,3 enfants par femme, contre 1,7 pour les femmes nées en France.
Les données du rapport de l’INSEE permettent-elle d’avoir une idée précise de l’évolution du premier continent d’origine des immigrés récemment arrivés en France entre 2006 et 2023 ? Qu’est-ce que cela traduit sur l’évolution de l’immigration en France ?Publicité
* « Le premier continent d’origine des immigrés récemment arrivés était l’Europe en 2006, l’Afrique en 2023 ».
Patrick Stefanini : Cette évolution traduit le fait que la pression démographique exercée par le Sud sur l’Europe, et en particulier sur la France, se fait de plus en plus sentir. La France a conservé des liens forts avec des pays qui faisaient autrefois partie de son empire colonial. Ces liens sont économiques, parfois militaires, mais aussi juridiques, en matière d’immigration.
Un certain nombre de pays ayant appartenu à l’empire colonial français sont aujourd’hui liés à la France par des accords bilatéraux relatifs à l’immigration. L’exemple le plus connu est l’accord franco-algérien de 1968. Mais cela concerne également d’autres pays, comme la Tunisie, le Sénégal ou la plupart des pays d’Afrique subsaharienne.
Ces accords sont en général favorables aux pays d’origine. La poussée de l’immigration en provenance d’Afrique – qui est désormais, en proportion relative, le principal continent d’origine des immigrés arrivant en France – s’explique à la fois par le maintien d’une démographie très dynamique dans les pays africains et par l’existence de ces accords bilatéraux, dont certaines clauses sont favorables à l’immigration.
Les chiffres de l’INSEE témoignent-ils d’une évolution du niveau de diplôme des immigrés entrés en France entre 2006 et 2023 par rapport au nombre d’entrées ? Les personnes venant en France sont-elles plus diplômées et plus qualifiées ? Les immigrés parviennent-ils à trouver un travail plus facilement au regard des chiffres de l’INSEE en 2023 ?
* Les nouveaux arrivants sont de plus en plus qualifiés : 52 % des personnes immigrées entrées sur le territoire en 2023 et âgées de 25 ans ou plus étaient diplômées du supérieur, contre 41 % en 2006.
* La part de nouveaux immigrés en emploi l’année qui suit leur arrivée est globalement stable entre 2006 et 2023 : en moyenne, un nouvel immigré sur trois âgé d’au moins 15 ans est en emploi au début de l’année qui suit son arrivée en France.
Patrick Stefanini : À partir de 2005, lors de son retour au ministère de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy a lancé une nouvelle politique migratoire, dite politique d’« immigration choisie ». Elle visait deux objectifs : favoriser l’immigration étudiante et l’immigration de travailleurs, tout en cherchant à contenir, voire à réduire, la part de l’immigration familiale.
L’étude de l’INSEE montre que cette politique a porté ses fruits. Cette politique n’a d’ailleurs jamais été remise en cause par les gouvernements successifs. Les textes législatifs adoptés entre 2005 et 2008, alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur puis président de la République, sont aujourd’hui encore, pour l’essentiel, en vigueur.
Cette politique a donc atteint ses objectifs. L’étude de l’INSEE confirme ce que l’on pouvait déjà deviner à partir des données du ministère de l’Intérieur. Jusqu’à il y a trois ou quatre ans, le premier motif d’immigration en France était familial. Aujourd’hui, le premier motif est celui des études. Plus de 100.000 titres de séjour sont délivrés chaque année à des étudiants, alors que les titres de séjour délivrés pour regroupement familial ne dépassent plus, en moyenne, les 90.000 par an.
Il n’est donc pas surprenant que l’INSEE constate une hausse du niveau de diplôme des immigrés. À partir du moment où la part des étudiants dans les nouveaux arrivants progresse, il est logique que le niveau de qualification globale augmente. D’une certaine manière, l’étude de l’INSEE consacre le succès de la politique d’immigration choisie, conceptualisée par Nicolas Sarkozy à partir de 2005.
Au regard de cette étude de l’INSEE, concernant les liens entre le nombre de logements créés en France et le nombre d’arrivées, et alors même que le pays est confronté à une pénurie, la situation ne s’aggrave-t-elle pas si l’on met ces deux éléments en perspective ? Combien y a-t-il eu de créations de logements et combien y a-t-il eu en perspective de créations d’emplois sur la même période entre 2006 et 2023 ? La France est-elle en capacité de mieux accueillir les personnes issues de l’immigration ?
* En 2023, 173.000 logements collectifs ont été mis en chantier, et 125.100 logements individuels, soit un total de 298.100 logements.
* En 2023, la France a enregistré 262.000 créations nettes d’emplois, dont 172.000 emplois salariés dans le secteur privé et 90.000 emplois non salariés
Patrick Stefanini : Je fais partie de ceux – et je l’ai écrit dans mon livre “Immigration Ces réalités qu’on nous cache”, publié en 2020 – qui considèrent que la France a atteint les limites de ses capacités d’intégration. A son arrivée en France, l’intégration d’un immigré dépend de plusieurs facteurs, dont les deux principaux sont l’emploi et le logement.
Le nombre de logements neufs construits en France a fortement diminué depuis deux ou trois ans. Or, la plupart des experts estiment qu’il faudrait mettre sur le marché environ 500.000 logements nouveaux chaque année pour répondre aux besoins liés à l’évolution de la population. Force est de constater que, l’an dernier par exemple, on se situait aux alentours de 250.000 à 300.000, soit environ la moitié.
Cette situation est préoccupante. Il faut aussi mettre en parallèle le nombre de logements neufs mis sur le marché avec l’évolution de la natalité en France. Si la natalité s’était maintenue au niveau relativement élevé qui était le sien il y a encore dix ou quinze ans, l’effondrement du nombre de logements mis sur le marché, combiné avec la progression de l’immigration, poserait un problème particulièrement grave. Mais dans la mesure où notre démographie s’affaisse – avec une baisse de la natalité et du taux de fécondité -, la diminution du nombre de logements mis en chantier ou du nombre de permis de construire (les deux principaux indicateurs en la matière, qui évoluent parallèlement), devient un peu moins préoccupante.
Mais la natalité n’est pas le seul facteur à prendre en compte. Le phénomène de décohabitation, le fait que de plus en plus de couples se séparent après quelques années de mariage, entraîne une hausse du nombre de familles monoparentales. Ces deux phénomènes accroissent le besoin global en logements.
Face à une immigration en progression et à des dynamiques sociologiques qui augmentent la demande en logements, les capacités d’intégration de notre pays, en matière de logement, sont aujourd’hui saturées.
La France est-elle en capacité de mieux accueillir les personnes issues de l’immigration ?
Nicolas Pouvreau-Monti : Ce qui ressort nettement, notamment en comparaison européenne, c’est que l’immigration reçue en France est en moyenne moins intégrée au marché du travail et plus pauvre qu’ailleurs en Europe. Elle contribue moins aux systèmes de solidarité collective, donc aux services publics en général, tout en étant plus consommatrice.
Pour illustrer, deux données d’Eurostat et une récente étude de l’Insee sont éclairantes. L’an dernier, le taux d’emploi des étrangers extra-européens en France – c’est-à-dire la part des personnes en âge actif occupant un emploi – était à peine de 55 %. C’est 14 points de moins que chez les Français. Pour les immigrés extra-européens arrivés dans les cinq dernières années, ce taux descend même à 43 %. Cela montre clairement la difficulté d’intégration sur le marché du travail.
D’après le recensement Insee de 2021, 1,74 million d’immigrés ne sont ni en emploi, ni en études, ni à la retraite. Ce groupe regroupe chômeurs, bénéficiaires de minima sociaux, et personnes au foyer – une situation plus fréquente chez certaines populations immigrées. Ce taux est deux fois supérieur à celui des personnes non immigrées.
L’étude Insee publiée récemment offre également une vision précise de la situation dans l’année qui suit l’arrivée. Par exemple, parmi les immigrés arrivés en 2023, un tiers seulement avait un emploi début 2024. On observe aussi de fortes disparités selon l’origine : un immigré sur quatre seulement était employé s’il venait d’Afrique hors Maghreb (principalement Afrique subsaharienne), un sur trois pour les immigrés originaires du Maghreb, et un sur deux pour ceux venus d’Europe.
Il est donc clair que le marché du travail français n’absorbe pas efficacement l’immigration reçue. Pourquoi ? La nature des motifs d’entrée joue un rôle majeur. Entre 2005 et 2020, selon l’OCDE, la France a accueilli la part la plus importante d’immigration familiale parmi les pays d’Europe de l’Ouest, avec 41 % des entrées permanentes pour ce motif. Lorsque l’emploi n’est pas la première motivation, des délais et des difficultés sont inévitables.
Cette situation s’explique aussi par un niveau de qualification globalement plus faible chez les immigrés. En France, 35 % des immigrés n’ont aucun diplôme ou seulement un niveau brevet ou certificat d’études primaires, contre 16 % pour la population générale, avec des écarts importants selon l’origine géographique.
Sur la question du logement, la France possède à elle seule un quart du parc de logement social de l’Union européenne. Ce type de logement s’est de plus en plus spécialisé, depuis trente ans, dans l’accueil des populations immigrées. Ainsi, 35 % des immigrés vivent en logement social, contre 11 % des personnes sans antécédent migratoire, avec des taux encore plus élevés selon certaines origines. Cela pose des enjeux financiers importants : la politique du logement représente environ 38 milliards d’euros par an, dont une part destinée au logement social. Il s’agit aussi d’une question d’équité, car le logement social est financé à la fois par les contributions fiscales et par l’épargne, via notamment le livret A, détenu par des Français comme par des étrangers résidant de longue date.
Ces chiffres permettent de nuancer un mythe assez répandu en France, qui consiste à penser que l’immigration de travail est majoritaire. En réalité, elle reste minoritaire : l’an dernier, parmi les nouveaux titres de séjour délivrés, à peine un sur six était attribué pour motif économique. Dans le total des titres de séjour en vigueur au 31 décembre, un sur dix seulement relevait de ce motif.
Parmi toutes les personnes issues de l’immigration venues de l’extérieur de l’Europe et arrivées en Grande-Bretagne l’année dernière, 14 % sont venues principalement pour travailler. Ces chiffres sont-ils assez comparables à la réalité en France ? Les immigrés ont-ils plus de difficultés à trouver un emploi au Royaume-Uni qu’en France ?
Jérémy Stubbs : La vaste majorité des immigrés venant travailler au Royaume Uni doivent avoir déjà un visa, ce qui veut dire aussi un employeur. Comme je l’ai dit ci-dessous, beaucoup d’entreprises dépendent de la main-d’œuvre étrangère. C’est particulièrement problématique outre-Manche, comparé à la situation française, parce que le taux d’emploi a mis du temps à se remettre de la coupure représentée par les confinements. Depuis longtemps, l’ambition des gouvernements britanniques successifs, est de sevrer les employeurs de la « drogue » de la main-d’œuvre étrangère bon marché, mais jusqu’à présent le succès est limité.
L’année dernière, la migration nette était de 431 000 au Royaume-Uni. La même année, 218 000 logements ont été construits en Angleterre. La situation est-elle plus difficile qu’en France pour assurer l’accueil des populations immigrées au regard de ces chiffres ? Ces tensions sur le logement au Royaume-Uni peuvent-elles déboucher sur une crise sociale ?
Jérémy Stubbs : Il y a une crise aiguë du logement au Royaume Uni, qui s’aggrave depuis longtemps. Durant leurs 14 années au pouvoir, les Conservateurs étaient parfaitement conscients du problème, mais pouvaient peu faire pour le résoudre car leurs électeurs habitent souvent des régions ou des quartiers où on rechigne à voir la construction de nouveaux immeubles ou maisons. Cette attitude est exprimée par l’abréviation, « NIMBY », pour « Not in my backyard » (littéralement, « pas dans mon arrière-cours ») – c’est-à-dire : « Construisez tout ce que vous voulez, mais pas près de chez moi ». Il y a aussi une opposition écologiste à des constructions sur des terrains vierges vertes. Aux dernières élections générales, qui les ont portés au pouvoir, les travaillistes ont fait campagne – et efficacement – sur cette crise du logement. Une fois élu, le Premier ministre, Sir Keir Starmer, a confié à sa vice-première ministre, Angela Raynor, la tâche de – en quelque sorte – « Build, baby, build ! » Or, il s’avère que le rythme de construction de nouveaux logements prévus sera inadéquat comparé aux besoins. Il faut aussi des investissements gouvernementaux, et la collègue de Raynor au ministère des Finances, Rachel Reeves, répugne à sortir son chéquier. Dans ce contexte, les Britanniques autochtones se trouvent en concurrence pour les logements disponibles avec les immigrés, ce qui crée beaucoup de tensions et un fort ressentiment contre l’immigration – d’où l’empressement de Starmer de réclamer la paternité de la baisse des chiffres. Comme c’est souvent le cas, les migrants illégaux constituent un cas très visible et facile à médiatiser, bien calculé pour augmenter le ressentiment des classes ouvrières ou pauvres du royaume. Le gouvernement paie une fortune à des hôtels pour loger seulement 35% de ces clandestins. La facture sur la période 2019-2029 devait s’élever à 5,4 milliards d’euros. On vient d’apprendre que le total pourrait monter jusqu’à plus de 18 milliards ! Nous savons que, parmi les cibles des émeutes violentes de l’été dernier, il y avait des hôtels de migrants situés dans des quartiers défavorisés. Verrons-nous des scènes similaires dans un avenir proche ? Les peines très sévères prononcées contre certains des émeutiers de 2024 pourraient bien décourager une répétition. En tout cas, ce qui est certain, c’est que les électeurs sont déjà en train de punir les travaillistes dans les urnes (élections locales de mai) et les sondages d’opinion.
Il y a aussi beaucoup de débats autour du système de santé. Notre système hospitalier est parfois en difficulté. On sait que la création de lits d’hôpitaux est un dossier très sensible en France, et les chiffres indiquent une tendance au recul. Est-ce que les chiffres sur les fermetures de lits fragilisent d’autant plus notre modèle d’intégration, en rendant notre système de santé moins résilient face aux arrivées sur le territoire liées à l’immigration ?
Patrick Stefanini : Les deux facteurs clés de l’intégration sont le logement et le travail. Avant d’aborder la question de la santé, il est important de rappeler certaines réalités concernant le travail. Notre pays se caractérise par un taux de chômage supérieur à la moyenne de la zone euro. Nous avons un taux d’environ 7,5 %, ce qui représente plus de 2,5 millions de chômeurs. Par ailleurs, environ 250.000 étrangers, des ressortissants de nationalité étrangère et non l’ensemble des immigrés, sont aujourd’hui au chômage en France. Cela montre, là encore, que notre capacité d’intégration est arrivée à ses limites.
Je ne partage pas les conclusions de l’étude publiée récemment par Terra Nova, qui estimait, sur la base de projections purement démographiques, que la France aurait besoin de plus de 300.000 nouveaux travailleurs chaque année. Pour ma part, je considère qu’avant d’augmenter le recours à l’immigration de travail, il faut se poser la question de savoir comment remettre au travail les personnes aujourd’hui au chômage – qu’il s’agisse d’étrangers ou de ressortissants français – dans un pays qui compte plus de 2,5 millions de demandeurs d’emploi.
Il faut également se demander comment attirer ces personnes vers les métiers identifiés depuis une quinzaine d’années comme étant en tension. Ces métiers concernent aujourd’hui l’ensemble du territoire national, alors qu’ils étaient autrefois concentrés dans quelques grandes métropoles. De même, ils touchent désormais tous les secteurs de l’économie : cela ne concerne plus seulement le bâtiment, la restauration ou le nettoyage. Les secteurs en tension sont désormais très variés.
La priorité des responsables politiques, comme celle des acteurs socio-professionnels, devrait être de réfléchir aux moyens de diriger vers ces métiers les personnes actuellement sans emploi ou en recherche de formation. Cela suppose bien sûr des actions de formation, mais l’enjeu est d’orienter vers ces secteurs les publics éloignés de l’emploi.
Le travail me semble être, avec le logement, le facteur le plus déterminant pour réussir l’intégration des personnes immigrées.
Concernant la question de la santé et de la réduction du nombre de lits dans les hôpitaux, il faut mettre en parallèle cette réduction avec la poussée migratoire, la baisse du solde naturel et la diminution de la natalité.
Dans un pays où le nombre de naissances a diminué depuis dix ans – avec une accélération de ce phénomène depuis trois ans -, il n’est pas raisonnable d’affirmer qu’il faudrait davantage de lits en maternité. Une telle affirmation n’est ni concevable ni défendable au regard des chiffres du nombre de naissances.
Concernant nos capacités hospitalières, la France a mené dans ce domaine des politiques à visée essentiellement budgétaire, souvent qualifiées de « malthusiennes », avec pour objectif principal le rééquilibrage des comptes de l’Assurance maladie et, plus largement, de la Sécurité sociale.
Cette politique interroge, d’autant plus que la population continue de croître. Le fait que cette croissance soit désormais exclusivement, ou quasi exclusivement, liée à l’immigration ne change rien au raisonnement. Contrairement à d’autres pays européens, comme l’Italie ou plusieurs pays d’Europe centrale, la France n’est pas confrontée à une diminution de sa population.
Concernant la situation migratoire en Europe et à la lumière des chiffres de la France publiés par l’INSEE, certaines données britanniques indiquent qu’un habitant sur 25 au Royaume-Uni est arrivé au cours des quatre dernières années. Les chiffres de l’INSEE témoignent-ils d’une réalité très éloignée de ces données en France ? Les proportions françaises sont-elles moins importantes qu’au Royaume-Uni ?
Jérémy Stubbs : Les comparaisons entre les statistiques britanniques et françaises concernant l’immigration ne sont pas si faciles à faire parce que les autorités des deux pays ne les calculent pas exactement de la même manière. Au Royaume Uni, l’État publie « le solde migratoire net » pour chaque année, c’est-à-dire le nombre de personnes qui sont arrivées moins le nombre de celles qui ont quitté le pays. Et il le fait deux fois par un : d’abord, pour l’année de juillet (de l’année passée) à juin (de l’année en cours), et ensuite de janvier à décembre. De plus, le total du solde peut être révisé rétrospectivement plusieurs fois.
La raison de cette méthode comptable, est que les chiffres enregistrent pour la plupart le nombre de visas donnés (à part, bien sûr, les visas pour de courtes visites). Comme les visas de travail, par exemple, viennent à expiration, ceux qui les ont reçus repartent, la plupart du temps. Il s’agit, donc, pour les autorités, de mesurer le roulement des travailleurs étrangers. Souvent, les spécialistes disent que, quand il y a des années d’augmentation dans le nombre de visas, il y aura environ trois ans plus tard, une baisse du solde migratoire net quand les personnes détenant ces visas repartent.
Le solde migratoire net pour 2024 est, selon l’estimation actuelle, de 431.000, ce qui semble bien supérieur aux 347.000 enregistrés par la France en 2023. Mais les chiffres britanniques sont surtout constitués par des visas de travail, qui sont concentrés dans le secteur des soins (« care workers »), et des visas d’études. Car le secteur des soins a beaucoup de mal à recruter sa main-d’œuvre parmi les Britanniques autochtones Après le Covid, ce secteur avait de très grands besoins de main-d’œuvre. Et les universités britanniques dépendent énormément de l’argent apporté par les étudiants étrangers.
Patrick Stefanini : Le Royaume-Uni a effectivement connu, depuis une quinzaine d’années, des flux migratoires très importants, en raison de la combinaison de deux types d’immigration : une immigration en provenance de son ancien empire colonial – sur ce point, la situation du Royaume-Uni n’est pas très différente de celle de la France -, mais aussi une immigration massive en provenance des pays d’Europe de l’Est qui venaient d’adhérer à l’Union européenne. Je pense notamment à la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, puis, un peu plus tard, à la Roumanie et à la Bulgarie.
Contrairement à la France, qui n’a pas ouvert immédiatement son marché du travail aux ressortissants de ces nouveaux États membres, préférant instaurer une période transitoire, le Royaume-Uni a ouvert sans délai son marché du travail à ces ressortissants. Cela a conduit un très grand nombre de Polonais, de Tchèques, de Slovaques, de Slovènes, puis de Roumains et de Bulgares à s’installer au Royaume-Uni.
Cela explique que les flux migratoires vers le Royaume-Uni, et en particulier le nombre d’entrées d’immigrés, aient fortement augmenté. En 2023, plus de 800.000 immigrés nouveaux sont entrés au Royaume-Uni. Ce nombre a fortement diminué en 2024, le gouvernement britannique ayant commencé à adopter des mesures de restriction pour maîtriser cette immigration de masse.
La France n’est donc pas dans une situation comparable, car elle a été beaucoup plus prudente dans l’ouverture de son marché du travail aux ressortissants des nouveaux États membres de l’Union européenne.
Dans le cadre de cette comparaison avec la Grande-Bretagne, et en lien avec la question de l’emploi, parmi les personnes issues de l’immigration extra-européenne arrivées au Royaume-Uni l’année dernière, 14 % étaient venues principalement pour travailler. Les proportions sont-elles similaires en France, ou observe-t-on des chiffres plus élevés ? Les immigrés ont-ils plus de difficultés à trouver un emploi au Royaume-Uni qu’en France ?
Patrick Stefanini : La France accueille désormais, depuis deux ou trois ans, en moyenne entre 320.000 et 340.000 immigrés nouveaux par an. Elle délivre chaque année environ 320.000 à 340.000 premiers titres de séjour, ce qui correspond à cette notion d’ »immigrés nouveaux ».
Parmi ces entrées, l’immigration de travail a fortement progressé depuis 2005. On est passé d’environ 10.000 titres de séjour délivrés pour motif professionnel à environ 50.000 aujourd’hui. Cette augmentation significative reflète le succès de la politique d’ »immigration choisie », mise en place par Nicolas Sarkozy et jamais remise en cause depuis.
Le pourcentage de l’immigration de travail en France est donc relativement proche de celui de la Grande-Bretagne.
Les données migratoires provisoires de l’ONS pour 2024 indiquent une migration nette en baisse à 431 000 au Royaume-Uni. Cette baisse est-elle en grande partie liée aux modifications apportées aux règles d’immigration sous l’action du gouvernement conservateur au Royaume-Uni ? Les chiffres du recul de l’immigration ces dernières années au Royaume-Uni sont-ils plus importants que les chiffres français ?
Jérémy Stubbs : Le chiffre que nous avons pour 2024 est donc de 431.000, qui est le résultat de 948.000 arrivées – total quand même élevé ! – moins 517.000 départs (dont beaucoup de ceux qui étaient arrivés sur un visa juste avant ou après le Covid). C’est une réduction de presque 50% par rapport à 2023. Nous savons aussi que le nombre des visas de travail pour les non-Européens a chuté de 49% et le nombre des visas d’étude pour les non-Européens a baissé de 17% – ce qui met les universités anglaises en difficulté financière.
Inévitablement, le gouvernement travailliste, au pouvoir depuis juillet 2024, a prétendu être à l’origine de cette réduction, ce qui relève de la mauvaise foi la plus pure. Derrière la baisse se trouvent des mesures prises par le dernier gouvernement conservateur, qui a augmenté le salaire minimum permettant de se faire délivrer un visa de travail, ainsi que celui – plus élevé – permettant de venir travailler accompagné des personnes à sa charge. Parmi les étudiants, les étudiants en licence n’avaient plus le droit de venir accompagnés des personnes à leur charge.
Quels sont les enseignements de l’étude de l’INSEE, de l’évolution des chiffres et des dynamiques constatées pour la question migratoire en France ? Que peut-on retenir des évolutions en termes d’ordres de grandeur et de tendances migratoires en France entre 2006 et 2023 ?
Patrick Stefanini : Le constat est désormais définitivement établi. La France, qui a connu dans son histoire plusieurs vagues migratoires – ce fut le cas dans les années 1880 sous la Troisième République, puis à nouveau après la Première Guerre mondiale, afin de compenser les pertes humaines, notamment dans la population en âge de travailler -, a encore connu une importante vague migratoire après la Seconde Guerre mondiale pour permettre la reconstruction du pays. Il s’agissait alors de soutenir un rythme de croissance économique très élevé, de l’ordre de 4 à 5 % par an, soit un niveau bien supérieur à celui que connaît notre économie aujourd’hui.
Or, la France connaît actuellement – et les statistiques de l’INSEE le confirment – une nouvelle vague migratoire, installée depuis maintenant une vingtaine d’années. Pour ma part, je situe le début de ce phénomène dans les années 2000, et non uniquement à partir de 2006, même si l’enquête de l’INSEE porte sur la période 2006-2023. Cette enquête confirme clairement que la France fait face à une vague migratoire d’une ampleur considérable, plus importante encore que celle qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale.
Dans les années 1960-1970, jamais la France n’avait enregistré un nombre aussi élevé de nouveaux travailleurs immigrés arrivant chaque année. Cette vague migratoire est donc bien réelle, elle est puissante, et notre pays – à travers cette étude de l’INSEE – commence à en prendre pleinement la mesure.
Il est nécessaire de la contenir, de la réduire. C’est tout le sens de la politique conduite par Bruno Retailleau, qui vise à la fois à lutter contre l’immigration illégale, mais aussi à réduire les flux d’immigration légale. Car nos capacités d’intégration – comme nous venons de le souligner à travers plusieurs indicateurs – sont aujourd’hui saturées.