Depuis quelques temps l’Europe (et la france) se préoccupent du CO2 importé

par Tancrède VOITURIEZ (chercheur)

La Commission européenne a publié le 18 février dernier sa nouvelle stratégie commerciale. Intitulée « Une politique commerciale ouverte, durable et volontariste »1, elle apporte des premières orientations bienvenues sur le volet externe du Pacte vert. La mise en œuvre de la stratégie sera cependant le véritable test de l’ampleur du « verdissement » des accords commerciaux de l’Union européenne et de sa capacité d’entraînement sur les pays partenaires.

  • 1. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/qanda_21_645

L’esprit de la stratégie

La nouvelle stratégie commerciale de l’Union européenne survient dans un contexte particulier. Après cinq années de tensions commerciales entre les États-Unis, la Chine et l’Europe, et une série de revers dans la finalisation d’accords bilatéraux (UE-Mercosur en suspens2, UE-Canada [CETA] sous surveillance, UE-États-Unis interrompu), l’UE se devait de revoir sa copie. Et satisfaire aux attentes du Parlement européen et des citoyens consultés durant l’automne, qui tous réclamaient une Europe moins naïve dans ses pratiques commerciales, plus stratège dans le choix de ses partenaires et plus durable conformément aux engagements énoncés dans le Pacte vert. La stratégie de l’UE « parle » donc en premier lieu au Parlement européen et aux citoyens de l’UE.

Que leur dit-elle ? Beaucoup de ce qu’elle exprimait déjà, augmenté de considérations bienvenues. L’ouverture commerciale est une clé de voûte de la construction européenne et un moyen puissant pour l’UE de défendre et diffuser ses valeurs, de satisfaire ses intérêts ; cela on le savait déjà. L’échange doit être régi par des règles garantissant une concurrence juste et équitable, la priorité dans ce domaine étant de réformer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) afin d’adapter le droit aux pratiques commerciales contemporaines – comprendre ici au capitalisme d’État de la Chine ; cela on s’y attendait. La précision n’est cependant pas inutile dans un contexte où les États-Unis, qui pourraient faire de la réforme de l’OMC une de leurs priorités commerciales, sont désignés comme le partenaire privilégié. La politique commerciale vise en premier lieu à accroître l’échange et les opportunités commerciales offertes aux entreprises et citoyens européens. Elle doit cependant également chercher, ce qui pourra entrer en tension avec l’objectif précédent, à soutenir le Pacte vert dans toutes ses dimensions, inclus l’ambition d’atteindre la neutralité climat en 2050 ; cela est nouveau.

Multilatéraliste, l’UE est aussi réaliste et affirme son ambition de défendre ses intérêts et faire valoir ses droits. Les accords bilatéraux, en particulier, devront aider l’UE à « satisfaire ses ambitions géopolitiques globales » en construisant des alliances avec des partenaires partageant ses préférences (like-minded partners). Il est précisé que tout accord commercial avec un pays du G20 devra être basé sur l’ambition commune d’atteindre la neutralité climatique le plus tôt possible. Cette ambition devra se refléter dans les contributions climatiques nationales. Les ambitions sont comparables en matière de biodiversité.

Pour celles et ceux qui se demanderaient « pourquoi l’UE signe un accord commercial avec les pays X, Y », le document contient donc des réponses : saisir des opportunités économiques3 tout en s’assurant qu’elles sont compatibles avec le Pacte Vert, et défendre valeurs et intérêts au sein d’alliances servant les ambitions géopolitiques de l’UE. Ces précisions ne sont pas inutiles. Elles devraient par exemple permettre à la Commission de justifier sereinement le report de toute signature d’un accord avec le Mercosur, les positions et engagements en matière de climat et de biodiversité du Brésil de Bolsonaro ne cochant, en l’état, à peu près aucune case du paragraphe précédent.

Au crédit de la Commission, celle-ci est modeste sur la portée pratique de son texte. Le diable est dans les détails (de la mise en œuvre), et la vocation d’un document stratégique n’étant pas de se transformer en couteau suisse, elle prévient qu’une des clés de sa stratégie résidera dans la mise en œuvre des accords et dans le respect de leurs diverses et nouvelles dispositions – en particulier celles qui touchent au développement durable. Le texte affirme le rôle central joué dorénavant par le tout nouveau « Chief Trade Enforcement Officer » (CTEO) – qui recevra les plaintes et veillera à leur bonne instruction – et indique la publication prochaine d’une évaluation du plan d’action en 15 points du chapitre « développement durable » des accords commerciaux de l’UE, et sa possible révision.

Le marché intérieur comme levier de l’action en faveur du climat et de la biodiversité

La nouvelle stratégie de l’UE reprend l’idée, proposée depuis quelques années par divers think tanks et ONG, d’utiliser l’accès au marché intérieur comme « carotte » ou « levier » pour provoquer, chez le pays partenaire, un surcroît d’effort en matière climatique et de lutte contre la perte de biodiversité. Il est rappelé que les « importations doivent se conformer aux standards et aux règlementations européennes ». Des conditions, imposées sur les modes de production, jugées légitimes dans la mesure où elles répondent à des considérations éthiques ou au besoin de protéger l’environnement mondial. Ces conditions s’incarneront en particulier dans les prochaines propositions législatives de la Commission sur le mécanisme ajustement carbone aux frontières4, la déforestation importée et la diligence raisonnée. Les normes sanitaires ne sont pas explicitement mentionnées, à dessein sans doute, tant elles furent un casus belli lors des négociations du CETA et du Mercosur.

Attrayante sur le papier, l’idée que l’UE peut monnayer l’accès à son marché contre l’exemplarité en matière environnementale et éthique soulève toutefois quelques problèmes. Sans être insurmontables, ils auraient mérité d’être abordés dans le texte. Le premier est qu’elle place implicitement l’UE dans une position d’excellence, position dont elle a sans doute tort de se prévaloir si vite. Ses performances environnementales sont certes respectables, ses engagements au sein du Pacte vert ont été salués dans ces colonnes5, mais cela ne suffit pas à s’auto-proclamer champion, ni à partir du principe que l’UE est un îlot vert menacé par une marée noire. De l’îlot à la forteresse, et au procès en protectionnisme vert, il n’y a qu’un pas que franchiront « stratégiquement » certains pays à bas revenus ou émergents, ravis de l’aubaine, ou authentiquement agacés.

La seconde limite est liée à la précédente. Personne n’ignore qu’une négociation commerciale est un jeu d’échanges et de renonciations, et on se doute ainsi que dans les faits, des pans du bel habit vert de l’UE seront un peu froissés. Plutôt que de hausser publiquement le menton et allonger la liste des pré-requis pour accéder au marché de l’UE, et en rabattre ensuite dans la confidentialité des négociations, peut-être serait-il fructueux d’être un peu moins affirmatif et de jouer, un peu plus, la transparence. La Commission, en première ligne, s’emploie ici encore à améliorer la pratique, mais on sait que les variables de la négociation et les détails de la mise en œuvre de la stratégie sont réglés pour partie depuis le « back office » des États membres, auquel seuls les happy few ont accès. Il y a fort à parier que la plupart des ONG, chercheurs et actifs des secteurs libéralisés troqueraient un peu des conditionnalités, affirmées par le texte, contre un accès accru à la négociation – laquelle, in fine, décide des conditions d’accès au marché. Le texte dans sa dernière partie rappelle que des efforts ont été faits dans le dialogue avec la société civile. Mais il concentre en la matière les priorités de l’UE aux phases d’application des accords.

Quel avenir pour le chapitre « développement durable » ?

Le chapitre « développement durable » des accords bilatéraux de l’UE rassemble tous les engagements des parties signataires de l’accord dans les domaines des droits humains, droits du travail et de l’environnement. Il encourage la coopération dans tous ces domaines. Contraignantes, les dispositions sont assorties d’un mécanisme de règlement des différends qui exclut les sanctions, au bénéfice de la conciliation et de la coopération. En janvier 2021, la Corée du Sud a été ainsi été reconnue fautive par le groupe d’experts du règlement des différends dans l’application de certaines normes fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT), en infraction avec les dispositions du chapitre « développement durable » de l’accord UE-Corée du sud. Les conséquences sont que l’UE « travaillera de manière rapprochée avec la Corée du sud pour assurer la bonne application des engagements pris pour les droits des travailleurs »6.

Des kilomètres d’articles ont été écrits pour (la plupart) ou contre (quelques-uns) l’inclusion d’un mécanisme de sanction commerciale dans le chapitre « développement durable ». Du côté du pour, le principal argument est que cela « durcirait » les dispositions environnementales et sociales, mises au même niveau que les dispositions commerciales. Côté contre, l’argument est que la beauté du chapitre et de son règlement des différends ad hoc réside dans le fait qu’ils permettent d’instruire des plaintes quand bien même les infractions n’ont aucun effet sur le commerce. Une sanction commerciale punit en effet un pays qui viole ses engagements, d’une part, et qui de l’autre retire de cette violation un bénéfice commercial. La difficulté d’établir l’avantage commercial consécutivement à la violation des dispositions du chapitre « développement durable » a renforcé la Commission dans l’idée qu’il fallait à celles-ci un règlement ad hoc. Pas d’autres choix que la coopération.

De la nécessité pour l’UE de se tourner vers ses partenaires commerciaux

L’opposition entre sanction et coopération est en réalité moins fondamentale qu’il n’y paraît. Il n’y a pas de sanctions possibles sans volonté de coopération préalable. L’organe de règlement des différends de l’OMC, qui a un pouvoir de sanction commerciale, en fournit la meilleure illustration. Ce pouvoir lui a été conféré par les pays créateurs du GATT, tombés d’accord pour coopérer en libéralisant leur commerce de manière réciproque, à condition que la coopération soit assortie de sanctions pour éviter les comportements de type passager clandestin – la triche, pour le dire avec des mots d’enfant. La sanction garantit la réciprocité, laquelle est le modus operandi de la libéralisation commerciale. Dans le cas des accords bilatéraux, il en va de même. Les pays sont d’accord pour que des sanctions soient appliquées en cas de violation des engagements d’ouverture des marchés, laquelle n’est garantie que sous cette menace. Instaurer unilatéralement un mécanisme de sanction dans le chapitre « développement durable », capable de « punir » indépendamment des effets sur le commerce d’une possible violation, va à l’encontre de cette logique. Ce mécanisme ne peut exister que s’il est exigé par les deux parties, tombées d’accord pour coopérer sur les différents aspects du développement durable. Rien n’indique que cette condition soit remplie aujourd’hui.

Pour quelle raison ? C’est la question la plus intéressante et la plus urgente. Y répondre oblige l’UE à tourner le regard à l’extérieur de l’Europe, et après un exercice où l’Europe parlait surtout à elle-même, de s’adresser à ses partenaires. Et avec le soutien de la société civile, de clarifier les conditions de réception des politiques de l’UE, toutes vertes et progressistes qu’elles soient, identifier les attentes, recevoir les éventuels griefs, et isoler les éléments tangibles de coopération en matière de développement durable sur lesquels les des deux parties auront intérêt, ensemble, à progresser. 

  • 2. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/accord-ue-mercosur-la-politique-commerciale-de-lue-entre
  • 3. “European stakeholders need to be aware of the opportunities EU trade agreements offer and be confident that they can reap the gains that the EU negotiated” (p. 19).
  • 4. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/autre-publication/mecanisme-europeen-dajustement-carbone-aux-frontieres
  • 5. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/plan-de-relance-de-lunion-europeenne-vers-une-relance
  • 6. https://trade.ec.europa.eu/doclib/press/index.cfm?id=2238

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